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"Rester juifs"
- Le 04/01/2017
« Rester juifs »
Les propos d’Avigdor Lieberman comparant la ‘conférence internationale sur le proche orient’, qui se tiendra à Paris le 15 janvier prochain, au ‘procès Dreyfus’ ont soulevé de vives réactions, d’autant plus que cette déclaration s’accompagnait d’un appel aux juifs français pour qu’ils quittent la France « qui n’est pas [leur] terre » afin de pouvoir « rester juifs ».
Bien que cette nouvelle sortie polémique du ministre israélien s’apparente davantage à une provocation qu’à un réel projet d’alyah de masse, il me semble opportun de réagir afin de clarifier certains points, tant historiques que religieux.
Sur le plan historique tout d’abord, il ne s’agit pas d’insister sur la comparaison insensée entre l’accusation d’un officier français -Dreyfus- en raison de sa judéité, et la supposée stigmatisation du gouvernement israélien actuel. Cela a déjà été fait par d’autres. Il s’agit plutôt de rappeler qu’il est déjà arrivé que la politique étrangère française soit opposée aux intérêts d’un gouvernement israélien, et que cela n’a pas pour autant remis en question la possibilité de vivre son judaïsme en France. Ainsi en 1967, les relations étaient tendues entre la France et l’Etat d’Israël après la guerre des six jours. En témoignent notamment le vote de la résolution 242 du conseil de sécurité de l’ONU et la tristement célèbre phrase prononcée par le Président de Gaulle lors d’une conférence de presse à l’Elysée, au sujet du peuple juif « sûr de lui-même et dominateur ». De nombreux rabbins français s’étaient alors élevés contre la position française et l’amalgame provoqué par ces mots. On pense notamment au Grand rabbin de France, Jacob Kaplan, qui fut à la fois un fervent défenseur de l’Etat d’Israël et un fervent partisan d’un judaïsme français profondément républicain. Déjà quelques mois plus tôt, le 06 Juin 1967, l’assemblée des rabbins français déclarait solennellement son soutien à l’Etat d’Israël alors que débutait la guerre. Or ces mêmes rabbins priaient en parallèle pour la République française et mettaient tout en œuvre pour continuer à bâtir un judaïsme français fort et authentique, pour permettre précisément aux juifs français de ‘rester juif’ en France quelle que soit l’orientation de la politique étrangère du pays.
Sur le plan religieux, l’obligation de quitter un pays hostile aux juifs a été notamment discutée par Maïmonide. Dans son ‘Epître sur la persécution’, le maître écrit à ses contemporains confrontés à l’extrémisme des Almohades pour les renforcer dans leur foi, alors que les entreprises de conversions forcées à l’Islam se multiplient. Après avoir indiqué qu’il est légal de simuler une profession de foi pour éviter la mort, il précise toutefois : « Le conseil que je me donne à moi-même et l’avis que je veux donner, à moi, à mes amis et à ceux qui me demandent un conseil, est qu’il faut quitter ces lieux et aller en un endroit où l’on puisse pratiquer sa religion et appliquer la Torah sans contrainte ni peur ». Ainsi selon Maïmonide, ce sont les entraves à la pratique et l’étude de la Torah qui doivent provoquer le départ. Or l’histoire de la seconde partie du 20ème siècle a montré que le regard déplaisant d’un gouvernement occidental sur la politique israélienne n’est pas nécessairement le prémisse d’une politique intérieure antijuive. S’il s’avère toutefois qu’un gouvernement adopte des mesures contraires à notre liberté de culte, le conseil de Maïmonide reprendrait alors toute son actualité…
*Billet paru dans l’hebdomadaire 'Actualité juive' en date du 04/01/2017
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Hâter le dénouement
- Le 03/01/2017
*Cycle : la Parasha selon le Nétisv
HÂTER LE DENOUEMENT : CONFRONTATION ENTRE YAAKOV ET YOSSEF
Abondant ont été les écrits développant le récit entre Yossef et ses frères, récit qui débute par le passage où ‘’Yaakov désire habiter en quiétude" (Genèse 37/1) et qui s’achève à la fin du livre de Beréchit.
De nombreuses questions ont été résolues mais sans doute pouvons-nous souligner certains points qui nous semblent importants.
Cet article s’inspire grandement d’une réflexion de Rav Yoël Katan parue dans le journal ‘’Hamaayan – Thevet 5758’’.
Dans ce récit si compliqué, selon cet auteur, Ramban a utilisé la voie royale. Pour lui, et de multiples commentaires s’associent à son explication, les rêves de Yossef constituent un véritable enjeu qu’il s’agissait de faire aboutir. Ces songes se devaient d’être concrétisés. Cette opinion s’oppose à celle du Akedat Yits’hak qui déclare ( fin du Chaar 29) : ‘’c’est une profonde folie qui s’empare de l’homme lorsque ce dernier tient à réaliser ses rêves ! Celui qui suscite ces songes n'a qu'à les concrétiser lui-même’’( référence 1).
Il semble pourtant que si nous suivons la voie proposée par Ramban de nombreuses difficultés de ce récit peuvent être résolues.
La complexité essentielle à laquelle répond cet auteur par cette réponse, est le troublant questionnement qui nous interpelle quand à la séparation imposée par Yossef à l’égard de son père ou du reste de la famille. Ceci, même lorsque ce fils tant aimé a eu, des années plus tard, la possibilité d’y remédier. En voici les propos: (Genèse 42,9),’’ il y a lieu de s’étonner du fait, qu'après que Yossef ait longuement séjourné en Egypte, qu'il soit devenu un responsable important dans la maison d’un ministre, pourquoi à ce moment, n’a- t-il pas trouvé le moyen d’envoyer, au minimum, une missive à son père afin de lui faire savoir qu’il était en vie et de le consoler ! Finalement, l’Egypte était à une distance de six jours de trajet de ‘Hevron ; et même s’il y avait eu une distance de plusieurs mois….’’ (référence 2).
Ramban soulève donc la responsabilité morale de l’attitude de Yossef. Il le souligne en s'interrogeant : ‘’Yossef aurait fait une grande faute en laissant son père dans la souffrance, celui-ci croyant déjà l'avoir perdu, en deuil à présent de Shimon retenu otage ; même si le désir de Yossef était un peu d’opprimer le reste de la fratrie, pour quel motif n’a- t-il pas pitié de son père" ?
Et pour la première fois Ramban précise son approche : ‘’ Yossef a parfaitement agit en son temps afin de réaliser ses rêves car il savait que ceux ci devaient être exhaussés" ! Et enfin : ‘’Lorsque Yossef a vu ses frères se prosterner devant lui, il se souvint de ses songes; il comprit que ces derniers ne s’étaient pas totalement réalisés puisque la fratrie dans son ensemble devait s’incliner devant lui… Comme le frère cadet – Binyamin – était absent, resté auprès de son père, Yossef mit sur pied un stratagème afin que ses frères reviennent accompagnés de ce dernier frère et concrétisent par là même le premier rêve. C’est pourquoi, Yossef n’a pas voulu se faire reconnaître ni faire rechercher son père en Canaan comme il le fera la seconde fois, puisqu’il était persuadé, sans doute aucun, qu’à ce moment-là son père le rejoindrait. Or, selon ce regard, dès que le premier rêve se serait matérialisé, Yossef se serait fait connaître de la famille et le second rêve se réaliserait par là même automatiquement’’ (référence 3).Selon l’opinion de Ramban qui souligne l’aspect visionnaire de ces songes, Yossef le juste était astreint à les réaliser, ce qu’il a tenté de faire jusqu’à l’arrivée de la maison de Yaakov en Egypte et même au-delà.
Précisons un point important : ‘’Une épée acérée se balançait au-dessus de la tête de la descendance de Yaakov depuis l’alliance " ben haBetarim" "d’entre les morceaux". En effet à ce moment Avraham, notre père fut convaincu que : ‘’ta descendance sera étrangère dans un pays qui n’était pas le sien’’. Chaque descendant de ce patriarche avait conscience qu’il était possible à partir de ce moment qu’il lui soit demandé de remplir les clauses de ce contrat. Rachi lui-même, met en valeur les versets : "Car leurs possessions étaient trop nombreuses pour qu'ils pussent habiter en commun; et le lieu de leur séjour ne pouvait les contenir, à cause de leurs troupeaux. Ésaü se fixa donc sur la montagne de Séir. Essaw, c'est Édom" (Genèse 36,7). Et Rachi commente par l'explication du midrach (Beréchith Rabba 82, 13) : " à cause de l’obligation inscrite dans le décret divin : " ta descendance sera étrangère " (supra 15, 13), obligation qui allait s’imposer aux descendants de Yts'hak. Essaw s’est dit : " Je n’ai plus qu’à quitter ce pays ! Je n’ai de part, ni dans le don qui lui a été fait de ce pays, ni dans l’exécution de l’obligation ".
C'est la raison pour laquelle, lorsque Yossef bénéficia de ses songes, il fut persuadé qu’ils allaient véritablement se réaliser puisqu’il en devinait le sens. Yossef se considérât alors responsable de sa concrétisation.
Le Midrash lui-même, précise au nom de Rav Youdan (Tan’houma Vayéchev 4):" Le Saint-béni soit-Il cherchait l’occasion de réaliser ce décret d’être étranger. Rabbi Tan‘houma nous dit : ‘’A quoi la situation ressemble-t-elle ? A une vache à laquelle on veut imposer un joug sur son cou. Comme elle le refuse, on a pris son veau que l'on a conduit sur l’espace que l’on désirait labourer. La vache a alors entendu son veau vêler. Elle est partie à la recherche de son petit. De même, le Saint-béni soit-Il chercha à réaliser ce décret d’être étranger. Il utilisa une occasion afin de réaliser ce projet. La famille est donc descendue en Egypte et a rempli les clauses du contrat". N’est-ce-pas déjà là le propos de la Guemara (Chabbat 89b): " Yaakov était destiné à descendre en Egypte, tiré par des chaînes de fer. Mais ses mérites le sauvèrent de ce destin. Il est écrit en effet: " Je les tirai avec des liens d'humanité, avec des cordages d'amour…"
Le Natsiv précise qu'à la vue de ses frères inclinés devant celui qui était devenu vice-roi de l’Egypte (Genèse 42,9), ‘’Yossef se souvint des rêves qu’il a eus. De ses deux rêves. Et le verset vient nous dire que ce n’est pas suite à une vengeance qu’il se conduisait ainsi, avec entêtement ; mais bien parce que ses songes avaient pour lui valeur de prophétie. Le premier rêve était en train de se réaliser. Et il devait donc voir la concrétisation du second ’’ (Référence 4).
C'est la raison pour laquelle, d’une façon ambiguë, il provoque le retour de ses frères auprès de leur père Yaakov, mais sans la présence de Chimon. Et comme Yossef le pressentait, Yaakov serait obligé d’envoyer Binyamin avec Yehouda et de cette façon le dénouement se concrétiserait. Selon le Natsiv ( 42/24), puisque ces rêves ont valeur de prophétie, un prophète qui renonce à son message est passible de mort céleste ( Sanhédrin: 89 a).
Pourtant, la stratégie mise en place s'effondra. Précisément, à l'instant où Yossef fut face à ses frères, face à Binyamin. A ce moment, Yehouda s’approcha et suite à son plaidoyer, "Yossef ne pouvait plus se contenir devant les présents’’ (Genèse 45,1).
Selon les termes du Meche’h ‘Ho’hma, ‘’Yossef aurait voulu se contenir, ne pas se faire reconnaitre et ainsi essayer de réaliser le songe où "le soleil et la lune se prosternent devant moi", de même il ne voulait avoir aucune compassion, comme eux, ses frères qui en en avaient manqué lorsqu'il les suppliât d'avoir pitié" (Genèse 45,1; référence 5) .
Yossef n’avait donc aucune intention de se dévoiler. Yossef pensait qu’après avoir renvoyé ses neuf frères, sans Chimon, leur père se sentirait obligé de se présenter lui-même afin que Yaakov lui-même tienne à comprendre cette conduite mystérieuse, curieuse et dure de celui qui dominait l’Egypte. Et comme leur père ne voudrait sans doute pas se séparer de Binyamin, après l'accusation de vol de la coupe royale contre ce dernier, qui sera retenu prisonnier, Yaakov descendra en Egypte rejoindre son cadet. Ainsi se réaliserait le second rêve. Mais lorsque Yossef entendit le plaidoyer de Yehouda:" Si notre père voit que le jeune homme n'est pas là, il mourra" (44/31), "Yossef n'arriva plus à se contenir devant les présents; il s'écria : "que toute personne sorte; et ainsi nul n'assista au moment où Yossef se fit reconnaitre de ses frères".
Le Natsiv poursuit : " Eprouvant le besoin de pleurer et de se faire reconnaitre, ayant par là même renoncé à voir "le soleil" se prosterner, Yossef ne désirait le faire devant les présents en déclarant: je suis Yossef que vous avez vendu. …".
Yossef s’étant donc fait reconnaître de ses frères est obligé de changer son programme. " Hâtez vous, montez vers mon père. Dites lui: Ainsi parle ton fils Yossef; Elokim m'a placé comme dirigeant sur toute l'Egypte. Descends vers moi, ne reste pas immobile (45/ 9). Puisqu’il n’y a plus de place pour des voies tortueuses, Yossef cherche à rencontrer son père le plus rapidement possible, pour le bien des deux, et afin de réaliser la prophétie.
Yaakov accepte. Il sent bien que va débuter ce long chemin : ‘’ta descendance sera étrangère dans un pays qui n’est pas le leur’’. Mais il essaie autant que possible de repousser ce moment. Yossef lui-même, ne lui a jamais parlé du fait de s’implanter en Egypte ; il ne mentionne que les années de famine : ‘’c’est pour la survie que D. m’a envoyé avant vous’’.
Yaakov et ses fils descendent donc en Egypte. De façon temporaire. Yaakov a peur de l'avenir. Echapper à la famine et rencontrer Yossef ne va-il pas provoquer le début de la réalisation de l’asservissement ?
Le Saint Béni soit-il prend acte de ses craintes et le tranquillise (46:3) : ‘’ Ne crains pas de descendre en Egypte car je ferai de toi en ce lieu un grand peuple – en ce lieu se réalisera la promesse de l’alliance ben haBetarim : regarde donc le ciel et compte les étoiles… ainsi sera ta descendance".
A propos du verset : ‘’ Et Yaakov offrit des sacrifices au D. de son père Yits’hak’’, Ramban (46,1) souligne le midrash qui pense que Yaakov, par ce geste voulait alléger la rigueur du jugement. Puis Yaakov se lève afin de quitter Béer Cheva. Par contre, le Natsiv estime que jamais Yaakov ne pensait quitter le pays de Canaan. "Et Israel déclara: cela suffit; Yossef mon fils est encore en vie. Je vais aller et le voir avant que je ne meure" (45/28). Précision du Natsiv: " Je vais aller et le voir quelques jours. Cela suffit: Cela me suffit de savoir Yossef encore en vie. Bien que je ne puisse pas être à ses cotés" (Référence 6).
Yaakov pensait se rapprocher au maximum de l'Egypte, tout en restant dans son lieu d'origine. Que Yossef vienne à sa rencontre. Et que chacun retourne chez soi. Et le Saint béni soit Il intervient et le calme. Le Natsiv souligne que Yaakov dut réaliser un grand effort pour quitter Béer Cheva (46,5) car il savait que là débutait l’exil. Et cet effort est marqué par le terme : ‘’Yaakov se leva’’.
Nous nous serions attendus à ce que la rencontre entre Yaakov et son père se déroule dans le palais royal. C’est ce que pensait sans doute Yossef ! Pourtant à nouveau Yaakov change le programme. Il envoie au préalable Yehouda vers Yossef avant lui pour qu'il lui prépare la voie - lehoroth- à Goshen ( 46/28). Pourquoi Yaakov se sent -il obligé de confier cette mission à Yehouda et de ne pas s’appuyer sur Yossef qui logiquement aurait à cœur de préparer cette survie spirituelle ? En effet, selon la lecture de Rachi: Le midrach interprète le verbe "lehoroth" de notre verset dans le sens de " donner un enseignement " : pour préparer pour la famille un centre d’études d’où sortira l’enseignement (Beréchith Rabba 95, 3).
Mais peut-être, le terme ‘’lehoroth’’ que nous avons rendu par préparer la voie a un second sens. Il marque aussi le désir d’enseigner à Yossef que la volonté du père n’est pas de le rencontrer dans sa maison royale, en faisant allégeance, mais bien dans le pays de Goshen. Se joue donc comme une guerre voilée entre Yossef qui essaie de toutes ses forces de voir la réalisation de ses rêves et Yaakov qui veut repousser au maximum l’accomplissement de cette volonté, qui essaie le plus possible de ‘’lutter avec D. et l’homme’’ afin que la réalisation de l’alliance Ben haBetarim ne se produise pas encore.
Le récit se poursuit donc. Yossef prépare son char afin de rencontrer finalement son père puisque celui-ci n’était pas d’accord de se rendre dans son palais. Il s’efforce de faire se prosterner son père d’une autre façon. En effet, avant que le char royal n’arrive à proximité du Patriarche, il écrit : ‘’Et il lui est apparu’’. Et le Natsiv d’expliquer ( Référence 7) : ‘’Yossef s’efforce de faire incliner le soleil – son père -. C’est la raison pour laquelle qu’il se présente à ce dernier en habit royal. Yossef était persuadé que son père allait le reconnaître et s’incliner devant lui par respect pour la fonction royale ou même si le patriarche ne le reconnaissait pas, et qu’il pensait avoir devant lui le pharaon lui-même, qu’il s’inclinerait, réalisant par là-même le rêve…. Pourtant Yaakov ni ne s’incline, ni ne se prosterne. Yaakov n’est pas prêt à accepter la souveraineté de Yossef, il ne veut en aucune façon aider à la réalisation de la prophétie qui provoquerait par là-même le début de l’asservissement…. Yossef pleure sur les épaules du père… Ce dernier a-t-il raison de ne pas s’incliner présentement devant celui qui a le pouvoir ? La Thora souligne le silence profond de notre patriarche: Yossef, le fils perdu, pleure sur les épaules ; mais de Yaakov nous n’entendons rien ! Combien nous semble lourd de sens à présent ce Midrach proposé par Rachi qui indique que lors de cette rencontre tant espérée, Yaakov est en train de prononcer le Chema! Comme si, devant tous les efforts du vice roi de l'Egypte qui s'efforce de faire plier son père, celui-ci répond d'une manière magistrale, en marquant par la prononciation de cette prière du Chema, n'accepter qu'une autorité: celle du Mal'hout chamayim !
Néanmoins, force est de constater que même lorsque la famine s’estompe, même après avoir passé de nombreuses années en Egypte, nul désir, nul acte, aucune réflexion ne s'exprime de la part du patriarche Yaakov à les enjoindre à retourner en terre ancestrale. Au contraire le verset qui conclut la sidra de Vayigach précise : ‘’Et Israël s’est installé dans le pays d’Egypte… et ils en prirent possession’’. Malgré l'aspect négatif de l’exil : ‘’Ils se sont fructifiés et ils se sont grandement multipliés’’.
Peut-on essayer de conclure?
Dix-sept années ont passées. Les enfants d’Israël se sont installés en Egypte et Yaakov a toujours refusé d’apposer son sceau sur le ‘’contrat‘’ qui stipulerait que l’exil a débuté. Pourtant lorsque les derniers jours de son existence approche, lorsque le patriarche est contraint d’engager Yossef à : ‘’ne m’enterre pas en Egypte’’ (Ibi 47/29), lorsque la possibilité même de reposer en terre de Canaan n’est plus évidente, à ce moment, cet instant où Yaakov fait prêter serment à Yossef , il reconnaît par là même, le début de l’exil.Celui qui a réussi à combattre : ‘’avec Elokim et les hommes’’, à avoir repoussé l’asservissement si longtemps, de façon intense, à présent ne peut plus s’y opposer. ‘’Israël s’incline devant la Tête de son lit’’. Les yeux d’Israël se ferment; l’asservissement a débuté (Rachi 47/28).
Permettez-nous une ironie qui conclut cet incroyable récit. Yossef a tout fait pour concrétiser ses songes. Mais son dernier rêve se réalise concrètement à un des moments les plus difficiles à vivre de Yossef. Lorsqu’il est face à son père en train de disparaître !
Rabbin Claude SPINGARN
* R. Naftali Tsvi Yéhouda Berlin de Volozhin (1813-1893)
* Texte :
רב יצחק עראמה
'סכלות עצומה היא שישתדל האדם לקיים חלומותיו'! 'נותן החלומות יגיש פתרונם'!
רמב"ן בראשית פרק מב פסוק ט
כי יש לתמוה, אחר שעמד יוסף במצרים ימים רבים, והיה פקיד ונגיד בבית שר גדול במצרים, איך לא שלח כתב אחד לאביו להודיעו ולנחמו? כי מצרים קרוב לחברון כששה ימים, ואילו היה מהלך שנה היה ראוי להודיעו; [ועוד:] ויקר נפשו ויפדנו ברוב ממון...
רמב"ן
היה יוסף חוטא חטא גדול לצער את אביו ולהעמידו ימים רבים בשכול ואבל על שמעון ועליו, ואף אם היה רצונו לצער את אחיו קצת6 - איך לא יחמול על שיבת אביו?(כאן בפעם הראשונה מציג הרמב"ן את גישתו:... )
את הכל עשה יפה בעתו לקיים החלומות, כי ידע שיתקיימו באמת.(ועוד: )
בראות יוסף את אחיו משתחווים לו זכר כל החלומות אשר חלם להם וידע שלא נתקיים אחד מהם בפעם הזאת, כי יודע בפתרונם כי כל אחיו ישתחוו לו בתחילה... וכיון שלא ראה בנימין עימהם חשב זאת התחבולה שיעליל עליהם כדי שיביאו גם בנימין אחיו אליו לקיים החלום הראשון תחילה. ועל כן לא רצה להגיד להם אני יוסף אחיכם, ולאמר מהרו ועלו אל אבי וישלח העגלות, כאשר עשה עימהם בפעם השניה, כי היה אביו בא מיד בלא ספק; ואחר שנתקיים החלום הראשון הגיד להם לקיים החלום השני.
העמק דבר מב, ט.
ויזכור יוסף את החלומות אשר חלם להם. שני החלומות. והודיע הכתוב שלא מחמת נקימה ח"ו התהלך עמם בעיקשות כזו, אלא משום שנזכר בחלומות שהם כעין נבואה, שהרי החלום הראשון כבר נתקיים ואם כן עליו לראות שיקויים גם השני...
משך חכמה בראשית פרק מה פסוק א
ולא יכל יוסף להתאפק לכל הנצבים. רצונו לומר, כי רצה להתאפק ולהביא את יעקב לקיים "השמש והירח (והכוכבים כורעים) ומשתחווים לי" (לז, ט). ולא היה לו לרחם עליהם כאשר לא שמעו בהתחננו אליהם. אך שלא היה נאות לפני האנשים הנצבים שלא ידעו כל המאורע, והיה נראה כאכזר וכלב בליעל בלתי חונן. ולא היה יכול להתאפק בסיבת כל הנצבים עליו.
העמק דבר בראשית פרק מה פסוק כח
(כח) ויאמר ישראל. השיג מעלת ישראל, וראה ברוה"ק כי יוסף עומד בצדקו ואמר רב וגו': אלכה ואראנו. זה הלשון משמעו ראיה איזה ימים או עשור, וע' מ"ש בס' שמות ד' י"ח, והיינו משום דיעקב לא הסכים לבא עם בניו מצרימה אפי' על זה המשך של הרעב, וחשב מחשבות אחרות על דבר הרעב כאשר יבואר, וזהו שאמר רב. די לי במה שאני יודע כי יוסף חי, אף על גב שאיני יכול להיות עמו בצוותא חדא, ולצאת מארץ ישראל, אך אלכה ואראנו וגו', והכי מבואר בס' הישר:
העמק דבר
יוסף תקע עצמו לדבר החלום שעתיד השמש להשתחוות לו, והוא אביו, והרבה להשתדל על זה עד כה ולא עלה בידו; על כן עלה בדעתו שיבוא לקראתו בבגדי מלוכה... והיה סבור יוסף שיעקב יכירנו וישתחווה לו מפני כבוד המלוכה, או אפילו אם לא יכיר אותו ויהי סבור שהוא פרעה וישתחווה לו, יהא בזה האופן מתקיים החלום'.
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La voie du prophète
- Le 29/12/2016
*Cycle : la Parasha selon le Nétisv
Mikets – La voie du prophète
La thématique majeure de la Sidra de Miketz se situe autour de Yossef et de ses retrouvailles avec ses frères.
Après plusieurs années en Egypte et de nombreuses péripéties, Yosssef est passé d’esclave emprisonné au titre de vice-roi d’Egypte, régent et coordinateur de la titanesque logistique mise en place afin d’affronter la terrible famine qui s’annonce.
L’Egypte, devenue ainsi le grenier du monde, voyait affluer de toute part des affamés venant se ravitailler.
C’est dans ces circonstances que 10 des 11 frères de Yossef se sont retrouvés devant ce dernier, qui les a immédiatement reconnus.
Yossef, devenu homme respectable et respecté, maitre de l’Egypte, que l’on pourrait deviner impatient de revoir son père et sa famille après cette douloureuse séparation, s’est étonnement comporté en étranger (וַיִּתְנַכֵּ֨ר אֲלֵיהֶ֜ם) et s’est mis à leur parler rudement (קָשׁ֗וֹת). S’ensuit toute une série de mise à l’épreuve des frères, jusqu’au dévoilement final de sa véritable identité.
Pourquoi un tel jeu de dupes, qui a mentalement nuit à tous les protagonistes de cette malheureuse histoire, de l’innocent Binyamin à son père Yaakov en passant par Yossef lui-même qui a dû plusieurs fois s’isoler pour pleurer et évacuer sa tristesse ? Serait-ce par froide vengeance que Yossef s’est lancé dans une telle folie ?
Le Netsiv balaye cette hypothèse qui ne sied guère à la trempe d’un homme telle que Yossef.
Il explique que l’origine du comportement troublant de Yossef provient des deux fameux rêves qu’il a fait au début de la Sidra précédente. Ce dernier s’est aperçu que le premier rêve, celui des gerbes des frères se prosternant devant sa propre gerbe s’est réalisé. Ils venaient en effet de se prosterner devant Yossef dès leur arrivée devant lui.
Ainsi, les fameux rêves incohérents, d’un adolescent un peu trop choyé par son père, qui ont exacerbé la colère de ses frères et l’incrédulité de son propre père, étaient finalement des prophéties.
Et donc poursuit le Netsiv, Yossef comprend que l’accomplissement du second rêve ne dépend que de lui.
L’enjeu est crucial, Yossef ne peut pas annuler ses propres inspirations. Un prophète est un vecteur de la volonté divine et à l’instar de Yona, qui ne voulait prophétiser à Ninive, il ne peut taire la volonté divine.
Il a donc dû se résigner à provoquer un engrenage qui a été capable d’engendrer l’expression de cette volonté, et pour cela, accepter d’emprunter un chemin si lourd.
Savoir faire preuve d’abnégation devant la volonté de son Créateur, telle est la voie d’un authentique prophète tel que Yossef le juste.
Elie DAYAN
* R. Naftali Tsvi Yéhouda Berlin de Volozhin (1813-1893)
* Texte :
העמק דבר בראשית פרק מב
את החלומות. שני החלומות, והודיע הכתוב שלא מחמת נקימה ח"ו התהלך עמם בעקשות כזה, אלא משום שנזכר החלומות שהוא כעין נבואה, שהרי החלום הראשון כבר נתקיים, וא"כ עליו לראות שיקוים גם השני, ואם לא יעשה כן יהיה כנביא שמוותר על דברי עצמו, על כן ביקש סיבה שיגיע לזה: -
Yossef et ses frères
- Le 20/12/2016
- Dans Parasha
*Cycle : la Parasha selon le Nétisv
Yossef et ses frères : une relation complexe qui prend tout son sens
Le premier grand sujet traité dans notre Paracha est celui bien connu de la crise relationnelle entre Joseph et ses frères, qui, comme nous le savons, conduira à son départ en Egypte et bouleversera le destin du monde entier.
Difficile d’analyser les liens entre ces onze frères, entre l’amour et la haine fraternels. S’agit-il d’une banale histoire de jalousie entre frères qui s’estiment lésés par un parent qui a son préféré ? Dans quelle mesure l’enjeu du leadership du peuple juif pèse-t-il ? Joseph est-il responsable de l’attitude de ses frères ?
Le Netsiv nous invite à prêter attention aux détails dans ces versets, et nous offre ainsi une nouvelle grille de lecture de ce conflit qui dépasse le cadre familial.
En premier lieu, il faut distinguer deux groupes parmi les fils de Jacob, qui en voudront à Joseph pour différentes raisons. Les enfants des servantes reprochent à leur jeune frère d’avoir mal parlé d’eux à leur père (verset 2). Mais lui-même a agi ainsi car il estimait ne pas être correctement traité par ses demi-frères, qui le mettaient sur un pied d’égalité avec eux, alors qu’il aurait attendu plus d’égards. Joseph participe à ce système, mais s’en plaint néanmoins. Premier quiproquo.
Pour les fils de Léa, le ressentiment est autre. Dans le verset 3, Jacob préfère Joseph à ses autres FILS. Mais dans le verset 4, les enfants ressentent qu’ils le préfèrent à ses FRERES. La différence est de taille : comme l’explique le Netsiv, Joseph est le fils qui ressemble le plus à son père, notamment parce qu’il recherche toujours à éviter les conflits. Il est conscient que ses autres enfants ont d’autres qualités, et il n’estime pas Joseph supérieur à ses frères, mais par nature un homme a toujours plaisir à se reconnaître dans son enfant. Mais les autres fils interprètent mal cette inclination, ils s’imaginent que leur père le croit meilleur qu’eux. D’où la naissance de la jalousie. Second quiproquo.
A partir de là, toute la suite de la relation sera faussée. Ils croient que Joseph les déteste, et donc ils le détestent en retour. Tout ce qu’il fera ou ne fera pas sera perçu négativement.
Lorsqu’il viendra leur raconter son premier rêve, ils prennent cela pour de l’hypocrisie. En effet, on sait qu’on ne parle de son rêve qu’à quelqu’un qui nous aime. Il vient donc jouer le jeu du frère affectueux, alors qu’ils sont persuadés de sa duplicité. Et ils le haïssent donc encore plus. On voit cela dans le verset 5, où la simple évocation du rêve, avant même son récit, suffit à augmenter leur ressentiment.
Le terme « et voici » dans le verset 7 évoque que la prise de pouvoir de Joseph se fera en deux temps : il commencera par se dresser et être puissant, puis ses frères le reconnaitront et se prosterneront devant lui. Cela aussi leur est insupportable : dans le verset 8 ils opposent la royauté et la maîtrise. Ils peuvent imaginer qu’un jour il sera plus puissant qu’eux et deviendra leur maître, mais l’accepter comme roi suppose qu’il leur est supérieur, et cela ils ne pourront jamais le reconnaître.
Ils interprètent ce rêve comme le fruit de ses fantasmes conscients : être le leader parce qu’il croit être meilleur qu’eux. Alors que Joseph pense être toujours engagé dans une relation sincère d’amour fraternel, et que ce jeune homme de 17 ans raconte en toute bonne foi ce qu’il vit, ses frères sont définitivement dans le registre de la haine. Ils lui reprochent à la fois ses rêves de grandeur, mais aussi son attitude trompeuse (ses rêves et ses paroles dans le verset 8).
Avec le second rêve, on bascule dans la jalousie (verset 11). En effet, Joseph sait que ses frères ne l’auraient pas écouté, et il profite de la présence de leur père pour raconter son rêve. Et l’interprétation que lui donne Jacob leur fait comprendre que ce n’est pas juste le fruit des pensées secrètes de leur jeune frère, mais bien une réalité qui deviendra concrète. Et c’est définitivement trop pour eux.
La conséquence de ce malentendu dans les relations entre frères éclatera plus loin dans le récit : au verset 17, un homme informe Joseph que ses frères « sont partis d’ici » et se sont dits « allons à Dothan ». Rachi explique qu’ils ont quitté tout sentiment de fraternité, contrairement à Joseph qui les présente toujours comme ses frères. Ils cherchent des prétextes juridiques (Dath = la loi) pour le mettre à mort. Mais le verset 18 aurait du dire qu’ils complotaient à son sujet. Au lieu de cela, on emploie une forme impropre : « ils le complotaient ». le Sforno explique qu’ils le suspectaient tellement de trahison et de fourberie, qu’ils l’ont eux-mêmes trahi. Au point, dit le Netsiv, de chercher sa mort.
Toute cette pièce apparait donc comme un drame de la communication, qui amène des frères valeureux à se détester et à se jalouser, jusqu’à faire disparaitre l’un d’entre eux.
Mais une autre lecture s’impose aussi dans ce passage, qui prouve que tous ces acteurs ne sont que des marionnettes, qui obéissent à une Volonté Supérieure. Le but est clairement affiché : par l’intermédiaire de Joseph, faire descendre tout le peuple d’Israël en Egypte le plus confortablement possible, afin de réaliser la promesse faite à Abraham. Dès lors, le Créateur va tirer les fils et mettre en place tous les éléments du scénario.
Tout d’abord, le Netsiv remarque qu’on parle toujours du père sous son nom d’Israël (versets 3 et 13), ce qui indique que chaque parole de Jacob lui était inspirée par l’Esprit Saint. Même l’amour qu’il portait à son fils avait une dimension spirituelle.
De même, lorsqu’il envoie Joseph prendre des nouvelles de ses frères, il lui dit « Lekha », alors que « Va » se dit généralement « Lekh ». D’autre part, Jacob aurait pu envoyer n’importe qui d’autre accomplir cette mission. Le Netsiv rapproche ce « Lekha » de celui qui sera dit à Moïse, et explique que le père a bien compris l’importance de ce qui allait se passer, et que Joseph était le seul à pouvoir réaliser ce vaste projet conçu par le Maître du monde.
La rencontre avec cet homme mystérieux qui va le mettre sur la piste de ses frères est aussi étrange. « Un homme le trouva » : Joseph étant à la recherche de sa famille, il aurait fallu dire qu’il a rencontré un homme. Et le voilà qui parle de ses frères à un inconnu, comme si celui-ci savait de qui il s’agit. Il est donc évident qu’il s’agit d’un ange, envoyé en mission par le Tout-Puissant, qui trouve Joseph.
Il déclare « ils sont partis d’ici, car je les ai entendus dire « allons à Dothan », comme si la raison de leur départ était ce qu’il a entendu. Le Netsiv explique grâce à Rachi, ils ont quitté le sentiment de fraternité auquel tu t’identifies encore, car j’ai entendu qu’ils complotent contre toi.
Joseph avait donc tous les indices pour se méfier, mais la Volonté Divine était qu’il ne soit pas sensible à ces avertissements, afin qu’arrive ce qui devait arriver.
Cette Volonté immanente s’incarnera dans le verset 20, « nous verrons ce qu’il advient de ses rêves ». Rachi explique au nom du Midrach que c’est l’Esprit Saint qui a dit cela : vous voulez le tuer, nous verrons ce qu’il adviendra à la fin. Le Netsiv accorde ce Midrach avec le sens littéral du verset : cette phrase a bien été dite par les dix frères, mais ils ne savaient pas que c’était le Maître de tout qui plaçait ces mots dans leurs bouches, et qui leur donnait un tout autre sens : faites ce que vous voulez, dites ce que vous voulez, en fin de compte c’est ma Volonté qui se réalisera par votre intermédiaire et à votre insu.
Il y a donc dans ce récit une dimension dramatiquement humaine, entre les membres d’une même famille qui se prêtent à tort des sentiments et qui agissent aveuglés par leur erreur. Mais il y a au-delà de ça, un grand projet divin, dans lequel chaque acteur joue son rôle sans savoir que la pièce a déjà été écrite.
Franck DELACHE
* R. Naftali Tsvi Yéhouda Berlin de Volozhin (1813-1893)
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Ne pas confondre 'communauté juive' et 'communautarisme'
- Le 13/12/2016
- Dans Regard talmudique sur l'actualité
Ne pas confondre « communauté juive » et « communautarisme »
La notion de « communauté juive » est-elle antinomique à celle de « communauté nationale » ? La question serait théorique si le débat n’avait pas été porté sur la place publique durant les primaires de la droite. La problématique concerne avant tout les juifs eux-mêmes, et cette période de « pré-élections » que nous traversons se prête indubitablement à une réflexion sur le sujet.
La position du juif respectueux des lois de la Torah et de celles de la République est-elle tenable ? En réalité, pour la majorité de nos coreligionnaires, le dilemme ne se traduit pas tant quant aux ‘lois’, mais quant à ‘l’identité’ : Identité juive et identité française. Nous croyons fermement que la conciliation entre les deux ‘êtres’ est possible au sein de la même personne, et au-delà, du même groupe. Néanmoins, l’idée d’une ‘double identité’ dérange car on la soupçonne régulièrement de cacher son travers : la ‘double allégeance’. Or cet état traduit une opposition irréductible entre deux camps, deux idéologies, deux lois. Tel n’est pas le cas actuellement entre le Judaïsme et la République.
Les sages de l’époque de la Michna vivaient en Judée sous occupation romaine, ils étaient assujettis à une puissance avec qui les relations étaient extrêmement délicates. Et pourtant, c’est dans ce contexte que fut enseignée la sentence à l’origine de notre « prière pour la République française » : « Prie constamment pour la paix du royaume » (Avot 3, 2). Le Mirkévet haMichné (R. Yossef Al-Ashkar 1470-1540, Algérie) rattache cet enseignement à une idée du Talmud : « L’homme doit toujours s’associer à la collectivité/tsibour » (TB Berakhot 30a). Ce rattachement interpelle, car le terme « tsibour » (collectivité) est employé habituellement pour désigner la communauté juive dans une optique socioreligieuse. Or en l’espèce, l’idée maîtresse est que les membres de l’Etat vers lequel les juifs sont appelés à prier, font partie avec ces derniers d’une même collectivité… Que l’on est loin du communautarisme si décrié dans notre société française !
L’histoire juive montre que de tous temps, les juifs se sont adaptés aux règles des sociétés dans lesquelles ils évoluaient, mais également qu’ils s’y impliquaient activement. Quoi de plus normal lorsque la « communauté » ne se comprend pas comme un concept sectaire, mais comme une participation volontaire aux intérêts d’un groupe auquel on appartient. Or la communauté juive est une composante de la communauté nationale, ce qui exclue une opposition de principe entre les deux. Au contraire. Tant que l’Etat admet un libre exercice du culte, le judaïsme se vit sereinement et les juifs sont des citoyens actifs, sensibles aux intérêts de leur patrie, pour nous, la France. Dans le cas contraire, qui a malheureusement existé dans le passé, le discours reste respectueux, mais ferme. On pense alors au Midrash conceptualisant la réponse des compagnons du prophète Daniel à Nabuchonosor, tentant de les obliger à se prosterner devant sa statue : « Si c’est pour te payer des impôts, tu es roi. Mais par rapport à ce que tu nous ordonnes de faire maintenant, tu n’es que Nabuchodonosor » (Vaykra Rabba 33, 6).
Aussi importe-t-il de propager un message clair aux hommes -et femmes- politiques tentés d’effectuer un glissement sémantique entre « communauté » et « communautarisme » : notre « communauté juive », comme d’autres communautés spécifiques se rattachant à une identité propre, est une composante nécessaire de la communauté nationale. Ce en quoi nous croyons et les règles que nous suivons ne font que nous sensibiliser davantage au sentiment national.
* Billet paru en Décembre 2016 dans l'hebdomadaire Actualité Juive.
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Esaü pervers mais polymorphe ?
- Le 13/12/2016
*Cycle : la Parasha selon le Nétisv
Esaü pervers mais polymorphe ?
C’est un moment dramatique, plein de suspens, que ménage la Thora dans cette Paracha.
Alors qu’on avait quitté Esaü à la fin de Toldot, jurant de tuer son frère dès que la mort de son père serait effective[1], on retrouve cet éminent personnage au début de Vaychlah pour des retrouvailles attendues, mais inquiétantes. Jacob prend en effet l’initiative de contacter Esaü, sachant que le moment de vérité ne pourra pas être reporté plus longtemps. Moment où les deux frères devront se retrouver nez à nez pour solder l’épisode tragique du vol par Jacob de la bénédiction paternelle initialement dédiée à son frère.
Les retrouvailles auront lieu, avec un dénouement inattendu dont nous essaierons d’éclairer les enjeux à l’aide des commentaires de Rachi et du Netziv.
Mais avant, nous sommes obligés de revenir un peu sur les forces en présence…
QUI EST VRAIMENT ESAU ?
Dans l’imaginaire collectif, Esaü est l’ennemi intime du peuple juif, le grand Satan par excellence. Les commentaires traditionnels, Rachi en tête, font d’Esaü une sorte d’hypocrite sans foi ni loi[2], uniquement attaché au monde matériel, peu préoccupé de son héritage spirituel et finalement l’archétype de l’antisémite éternel.
Pourtant, à s’en tenir au sens littéral du texte, Esaü ne semble pas mériter tant d’infamie. Certes, il aime bien chasser dans les champs, il ne fait pas grand cas du concept d’aînesse et finalement déteste Jacob. Mais enfin, est-ce une raison pour que la Tradition le portraiture en ancêtre d’Amalek et d’Hitler ? La parole est à la défense :
- Esaü est dans le monde de l’action. Il ne se cantonne pas dans une tente comme son frère en dehors du monde. Il cherche à avoir un impact sur ce monde, à le façonner, quelque part en digne héritier d’un Isaac qui a su persévérer dans son action de créer des puits en terre d’Israël malgré les obstacles
- Il délaisse le droit d’aînesse en le vendant à son frère. Mais en y regardant bien, n’est-ce pas Jacob qui toute sa vie a cherché à torpiller ce concept d’aînesse pour y substituer un principe méritocratique : « ce n’est pas la naissance qui compte, mais la qualité de ses actions ? »[3]. En effet, Jacob dérobe la bénédiction paternelle à son frère l’aîné, mais il choisit ensuite de se marier avec Rachel alors que Léa n’est pas mariée[4], et enfin inverse ses mains lorsqu’il doit bénir les fils de Joseph, Ephraïm et Ménaché, en refusant de donner à l’aîné la place qu’il est censé occuper. Sans compter le fait qu’il a semblé donner à Joseph un statut d’aîné qui revenait pourtant de droit à Ruben.
- Enfin, Esaü haït Jacob, mais n’est-ce pas pour une bonne raison ? Celui-ci l’a honteusement dépossédé d’une bénédiction qui avait une importance capitale à ses yeux. C’est Jacob le méchant dans cette histoire, pourquoi diable vouloir charger à tout prix Esaü ?
Car Esaü est accablé par les commentateurs et même les commentateurs de commentateurs.
RACHI, CONTEMPTEUR D’ESAU
Un exemple parmi d’autres dans Toldot. A la fin de cette paracha, le texte mentionne que Rébecca était « la mère de Jacob et d’Esaü »[5]. Rachi, dans une glose célèbre, indique : « Je ne sais pas ce que cela vient nous enseigner ».[6]
Savoir faire la preuve de son ignorance est une preuve d’humilité et si elle n’avait dû servir qu’à ça, cette phrase de Rachi aurait largement suffi à nous administrer une leçon magistrale quant à notre rapport au texte.
Mais Manitou pense que Rachi cache quelque chose[7]. Qu’il s’agit en réalité d’un indice posé là volontairement par Rachi pour nous amener vers quelque chose de plus profond, sans toutefois masquer une réelle incertitude. Quel est cet indice ? En réalité, le problème posé par cette phrase « Mère de Jacob et d’Esaü » est assez évident. Jacob est cité en premier alors qu’Esaü est l’aîné. Une phrase bien tournée aurait dit « Mère d’Esaü et de Jacob ». Bien entendu, une réponse évidente serait d’affirmer qu’il s’agit ici d’une officialisation textuelle du nouveau statut de « Bekhor » (d’aîné) qu’occupe désormais Jacob. Mais ce n’est pas ce que Rachi choisit de nous dire. Pourquoi ?
Manitou relève que Rachi a eu un commentaire spécifique à propos d’une inversion similaire concernant Isaac et Ishmaël, où Isaac était cité avant Ishmaël lors de l’enterrement de leur père. Rachi explique que l’inversion signifie que Ishmaël s’est finalement repenti de ses erreurs passées, qu’il a fait Techouva et que son comportement n’est plus sujet à caution.Par effet de transposition, Rachi aurait tout à fait pu administrer une explication similaire : un jour Esaü fera Techouva et rejoindra le service divin incarné par Jacob. Or, pour Rachi, il semblerait que l’idée même qu’Esaü fasse Techouva soit complètement invraisemblable, une anomalie ontologique qui ne cadre pas avec ce que la tradition nous enseigne du royaume d’Edom, dernier empire à devoir asservir Israël avant la libération finale. Voilà pourquoi Rachi ne peut pas reprendre son commentaire évoqué sur Ishmaël pour l’appliquer à Esaü. Et voici pourquoi il fait la preuve de son ignorance : Esaü ne peut pas faire Techouva.
Pourquoi la tradition « charge » Esaü à ce point alors que le simple texte de la Thora ne nous le laisse pas entrevoir ? C’est une question très importante mais à laquelle nous ne répondrons pas ici. Ce qui nous intéresse, c’est ce statut qu’a acquis Esaü auprès des Sages d’Israël et leur approche du comportement finalement surprenant d’Esaü envers Jacob lorsqu’il le retrouve enfin.
LA RENCONTRE ENTRE JACOB ET ESAU
Car c’est bien de cette rencontre décisive entre Jacob et Esaü que nous voulons traiter. Après la lutte avec l’ange qui vit le changement de nom de Jacob en Israël, voici ce que dit le texte[8] :
Jacob, levant les yeux, aperçut Ésaü qui venait, accompagné de quatre cents hommes. II répartit les enfants entre Léa, Rachel et les deux servantes. Il plaça les servantes avec leurs enfants au premier rang, Léa et ses enfants derrière, Rachel et Joseph les derniers. Pour lui, il prit les devants et se prosterna contre terre, sept fois, avant d'aborder son frère. Ésaü courut à sa rencontre, l'étreignit, se jeta à son cou et l’embrassa; et ils pleurèrent.
Le texte physique de la Thora marque une spécificité sur le mot « Vaychakehou », « Il l’embrassa ». Ce mot dans le Sefer Thora est accompagné de points au-dessus de chaque lettre de ce mot, ce qui n’a pas manqué de faire réagir les commentateurs, Rachi en tête. Ce commentaire très connu, semble reprendre avec encore plus de vigueur la position définitive que Rachi avait déjà dévoilée dans les Parachiot précédentes.
Rachi Il l’embrassa : Chacune des lettres du mot wayichaqéhou (« il l’embrassa ») est surmontée d’un point, ce qui donne lieu à une discussion dans la barayetha de Sifri (Beha’alothekha 69). Pour certains, ces points signifient qu’il ne l’a pas embrassé de tout son cœur. Rabi Chim‘on bar Yo‘haï a enseigné : c’est une Halakha connue, que ‘Essaw est l’ennemi de Ya‘aqov, mais à ce moment-là, sa pitié l’a emporté et il l’a embrassé de tout son cœur.
Selon la dernière explication que donne Rachi, il y eut ici un événement exceptionnel sortant de l’ordinaire, mais qui ne doit pas faire oublier qu’il existe un principe intangible et presque immémorial : Esaü est l’ennemi de Jacob. Rachi emploie un mot fort pour une situation d’ordre plutôt métaphysique : c’est une Halakha, c’est-à-dire, une sorte de loi juridique qui incarne un principe existentiel intangible.
Traduit en langage moderne, c’est donc clair pour Rachi : l’antisémitisme est un phénomène qui sera malheureusement consubstantiel à l’existence juive et prendra la forme d’une lutte systématique contre le destin d’Israël, d’où l’identification par les Sages d’Israël entre l’ange qui lutte jusqu’au bout de la nuit, avec l’ange protecteur d’Esaü.
LA SURPRISE DU NETZIV
A ce stade, il semble que les jeux soient faits. Mais le Netziv arrive ici avec un commentaire détonnant sur le même passage[9]. Attentif au texte, comme toujours, il remarque que l’ensemble des verbes sont au singulier et concernent Esaü (courir, étreindre, se jeter à son cou, embrasser), sauf le dernier qui est au pluriel : Ils pleurèrent.
Pour le Netziv, c’est la preuve que Jacob a ici embrassé de bon cœur son frère malgré ses griefs. Mais au-delà de la situation particulière de Jacob à ce moment, le Netziv en tire une leçon pour les générations à venir. Il viendra un temps, écrit-il, où la descendance d’Esaü sera prête à reconnaître la grandeur d’Israël. Et à ce moment-là, Israël ne pourra pas faire comme s’il ne s’était rien passé. Un tel retournement mérite que les Juifs reconnaissent à leur tour qu’Esaü a évolué, qu’il est un interlocuteur digne de foi si l’on peut dire, de la même façon qu’ici Jacob a pleuré de concert avec son frère, reconnaissant un élan du cœur authentique.
En lisant ce commentaire surprenant du Netziv, on pourrait penser immédiatement qu’il s’applique à l’ère messianique, ère presque utopique où les contraintes boueuses de ce monde n’auront plus cours. Lecture intéressante, mais qui du coup amoindrit fortement la portée pratique de ce commentaire. C’est peut-être pour nous mettre en garde contre cette lecture partielle et eschatologique (partielle car eschatologique) que le Netziv ajoute un exemple à la fin de son commentaire. Un tel retournement a déjà eu lieu dans l’histoire nous dit-il. Le lien d’amitié profonde qui s’est établit entre Rabbi Yehouda Hanassi, le rédacteur de la Michna et l’empereur de Rome Antonin, illustré au travers de nombreuses histoires dans le Talmud[10], démontre parfaitement qu’il n’est pas possible de tracer un destin définitif et intemporel sur le lien entre Esaü et le peuple juif. Mais que surtout, les Juifs ont le devoir d’avoir un geste actif envers ces descendants d’Edom qui choisissent de reconnaître la mission des enfants d’Israël.
A lire franchement le Netziv, notre première réaction est de penser qu’il se pose en opposition frontale à Rachi, qui lui essentialise Esaü et ne lui donne aucune chance de retour. C’est une lecture possible qui n’a rien d’infâmant, rien ne nous oblige à vouloir concilier à tout prix des positions opposées de commentateurs de la Thora, c’est même une des grandeurs de la tradition juive de savoir maintenir une tension sans y chercher à tout prix une résolution définitive.
Mais il nous semble modestement que l’on peut tenter une synthèse dont le message serait aussi puissant qu’une indécision.
LIRE ENSEMBLE LE RACHI ET LE NETZIV
Esaü est un concept métaphysique qui s’est incarné sous différentes formes dans l’histoire. Deux d’entre elles auront eu un profond impact sur l’histoire du peuple juif : l’empire Romain et la chrétienté. De fait, les Romains ont détruit le Temple et on connaît malheureusement la longue histoire de persécution des Juifs établis par les plus hautes sphères de l’Eglise catholique.
Si l’on accepte le principe qu’Esaü s’incarne successivement, et de façon presque infinie, dans des formes différentes de pouvoir temporel, la possibilité qu’une de ces formes se transforme dans son rapport au judaïsme pour laisser la place à une autre forme « d’Edomitude » devient audible.
Et il se trouve que c’est précisément le cas de l’Eglise catholique. Si on avait dû demander à des Juifs espagnols de 1492 (ou même de 1942 !) ce qu’ils demanderaient pour qu’un jour ils puissent reconnaître une fraternité avec les chrétiens, nul doute que les résultats de Vatican II auraient dépassé leurs espérances, sans compter les gestes et déclarations successives des Papes ayant succédé à Jean XXIII. Cette église, qui incarnait le Esaü biblique jusqu’à la caricature, et dont Rachi a évidemment bien connu les turpitudes au temps des Croisades, cette église a parcouru un chemin considérable pour affirmer le destin particulier d’Israël.
Si l’on prend au sérieux le commentaire du Netziv, il est donc du devoir des Juifs d’aujourd’hui de reconnaître un lien nouveau pouvant s’établir avec les chrétiens, en passant outre des milliers d’années de défiance, théologiquement justifiés par l’image de l’ennemi suprême Edom construit par la Thora orale et pragmatiquement justifiés par les meurtres et humiliations subis par les Juifs tout au long de leur histoire en espace chrétien.
Cette reconnaissance ne remet pas en cause l’existence d’entités cherchant la disparition du message d’Israël et de ses messagers : c’est en cela que Rachi a aussi raison et qu’il nous alerte aussi fermement : il existera toujours un antisémitisme dont les racines ne plongent pas dans des circonstances historiques mais dans un véritable combat spirituel avec le peuple choisi par Dieu pour conserver sa Thora. Mais l’incarnation que ces forces destructrices pourraient prendre évolue et il en va de l’intelligence du peuple juif de les identifier sans se reposer de façon mécanique et irréfléchie sur des réflexes historiques, fussent-ils millénaires.
La volée de bois vert qu’a subi le Grand Rabbin Bernheim lors de la parution de son livre avec le Cardinal Barbarin[11], parfois justifiée de façon théologique et agressive, est un exemple parmi d’autres que le Netsiv conserve encore aujourd’hui toute sa pertinence.
FRISON
* R. Naftali Tsvi Yéhouda Berlin de Volozhin (1813-1893)
[1] Genèse 27 :41
[2] Cf. commentaire de Rachi sur Genèse 25 :27
[3] Je dois cette idée au Rabbin de Neuilly-sur-Seine Michael Azoulay
[4] Il est notable de constater que le fait de ne pas marier une cadette avant sa sœur est une Halakha consignée dans le Choulkhan Aroukh. Laban avait donc raison contre Jacob….
[5] Genèse 28 :5
[6] Rachi sur Genèse 28 :5
[8] Genèse 33 : 1-4
[9] Haemek Davar sur Genèse 33 :4
[10] Voir par exemple Avoda Zara 10b
[11] Le Rabbin et le Cardinal – Ed. Stock - 2008
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Lavan ou l'aveuglement par ses propres valeurs
- Le 06/12/2016
*Cycle : la Parasha selon le Nétisv
Vayétsé : Lavan ou l’aveuglement par ses propres valeurs
Voici que le temps de présence de Yaakov auprès de Lavan se termine après 20 longues années. Au moment de se quitter, Yaakov a l’opportunité de demander un salaire pour tout le travail accompli. C’est ici que le Netziv va dessiner un portrait de Lavan riche en enseignements.
Retraçons brièvement quelques échanges entre ces deux protagonistes.
Lavan : « Fixe-moi ton salaire et je te le donnerai » (chap. 30, v.28)
Yaakov : « Tu sais combien j’ai travaillé (honnêtement) pour toi » (chap. 30 v.29)
Yaakov : « Que mon honnêteté témoigne pour moi lorsque tu viendras examiner ce que j’ai pris, les animaux marqués seront à moi et tous les autres, auront été volés s’ils se trouvent en ma possession » (chap. 30 v. 33)
Lavan : « Puisse-t-il en être selon ta parole » (chap. 30 v.34)
A la suite de ce passage, Yaakov va faire prospérer ses bêtes et ses biens, attirant très rapidement une jalousie de la part des enfants de Lavan. Lavan rejoignant le camp de Yaakov (probablement alerté par ses enfants) va dès lors l’accuser du vol de ses « térafim ».
העמק דבר בראשית פרק לא פסוק כו
(כו) ותגנב את לבבי. עוד לא האשימו על הבריחה עד מקרא הסמוך, אבל מתחלה האשימו על הבנות שהראה בזה שאינו מוקירן כלל, והנהיג אותן כשבויות חרב להפרד מאביהן בלי ברכה, וע"ז האשימו שגנב את לבבו עד כה להראות כי הוא אוהבן ומכבדן, ובאמת אינו כן:
Le Netziv relève, dès le verset 26, que Lavan commence à adopter l’attitude classique des escrocs, il va tenter de provoquer Yaakov, tout en l’accusant d’avoir enlevé ses filles.
S’en suit alors un dialogue relevé par le Netziv ; Yaakov excédé par l’attitude de son beau-père va alors exploser : (chap. 31 v. 38 et suivants)
« Voici vingt ans que je suis avec toi ; tes brebis et tes chèvres n’ont jamais avorté, et les béliers de ton bétail je ne les ai pas mangés. (…) c’est moi qui en supportais la perte (…) j’étais ainsi : le jour, la chaleur torride me consumait, et le gel pendant la nuit ; le sommeil fuyait mes yeux (…) Ce sont pour moi vingt ans dans ta maison »
Imaginons un instant « l’employé de l’année », celui grâce à qui le portefeuille client s’est développé jusqu’à faire de notre société une multinationale, lui reprocherions-nous (bien que selon la halakha pure la question pourrait se poser) d’utiliser un post-it du bureau pour noter un numéro personnel ?
C’est exactement ce que fait Lavan ici :
Bien que Yaakov ait travaillé vingt ans sans relâche, une durée qui ne permet pas de remettre en cause l’honnêteté de Yaacov, Lavan lui tombe dessus pour un pseudo vol de statuettes.
בראשית פרק לא פסוק מא
זֶה־לִּ֞י עֶשְׂרִ֣ים שָׁנָה֘ בְּבֵיתֶךָ֒ עֲבַדְתִּ֜יךָ אַרְבַּֽע־עֶשְׂרֵ֤ה שָׁנָה֙ בִּשְׁתֵּ֣י בְנֹתֶ֔יךָ וְשֵׁ֥שׁ שָׁנִ֖ים בְּצֹאנֶ֑ךָ וַתַּחֲלֵ֥ף אֶת־מַשְׂכֻּרְתִּ֖י עֲשֶׂ֥רֶת מֹנִֽים:
העמק דבר פרשת ויצא
זה לי. מה שנוגע אלי בביתך הוא להיפך, והזכיר לו זאת להגיד כי החשד בא בשביל שהוא בעצמו איש עול ומרמה, על כן הוא חושד בכשרים, וכדאיתא בפ' בתרא דקידושין [ע' ב'] כל הפוסל במומו פוסל, ובמ"ר פ' אחרי למדו דשמשון היה נזהר הרבה בשבועה ממה שהאמין את אחרים על שבועה, דמי שהוא מיקל בדבר און חושד את הכל שגם הם מקילים בזה:
Le Netziv va accuser Lavan d’être « Hoshed Biksherim », c’est-à-dire que Lavan soupçonne, à tort, Yaakov dont la vie démontre qu’il est irréprochable (notons simplement, sans rentrer dans les détails, ce statut a des implications halakhiques concrètes). Il va encore plus loin, « Kol haposel, bemoumo posel » ou en termes plus modernes, Lavan est ici accusé de faire ce qui s’appelle en psychanalyse une projection de ses propres valeurs sur Yaakov. (Wikipédia donne la définition suivante de la projection en psychanalyse : C'est un mécanisme de défense du moi qui consiste à rejeter sur autrui des pulsions, des désirs et des pensées qu'un individu ne peut reconnaître pour siens.)
Il me semble évident que ce Kol Hapossel, beMoumo possel, cette projection, est inconsciente. Pour Lavan, cette manière d’agir a modifié son conscient et lui a donné le sentiment d’être dans une démarche vraie ; ça l’a littéralement aveuglé quant à l’honnêteté évidente de Yaakov. Lavan ne sait plus reconnaître quelqu’un d’honnête !
Lavan ne sait désormais décrypter le monde qu’au travers de ses propres « valeurs »! *
Comme le mentionne le midrash à propos de Shimshon, quelqu’un qui ne fait pas attention à une certaine faute pensera que cette faute se retrouve chez beaucoup de monde (jusqu’à ne plus y voir de faute d’ailleurs)
Ce monde, qualifié par le Zohar de « Alma deShikra », de monde du mensonge, fonctionne selon la grille de lecture de Lavan que le Netziv vient de nous exposer. Tout le travail du juif étant de travailler et de raffiner sa personne pour dépasser ce mode de fonctionnement et pouvoir voir par-delà ses propres limites afin d’investir chacun de ses actes d’une dimension authentique se rapprochant le plus possible d’une « avodat kodesh », un Service Saint.
Raphael Abitbol
* R. Naftali Tsvi Yéhouda Berlin de Volozhin (1813-1893)
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Le méchant philanthrope
- Le 29/11/2016
*Cycle : la Parasha selon le Nétisv
Le méchant philanthrope
Dans Toldot se noue l’opposition avec Essav, où le Netsiv repère un conflit de civilisations, de cultures.[i]
A la lecture des versets[ii], il est évident pour le Netsiv que Rivka et Its’hak sont conscients autant l’un que l’autre que c’est Yaakov qui est appelé à porter la destinée-responsabilité de l’élection.[iii]
S’il en est ainsi, se posent d’emblée plusieurs questions: quelle est l’intention de Its’hak lorsqu’il s’apprête à bénir Essav ? A quoi rime le contexte très particulier dans lequel cette bénédiction serait prononcée ? Surtout, quelle peut bien en être la signification ?
Le rav Berlin se confronte à ces questions dans son commentaire הרחב דבר[iv] (ainsi d’ailleurs qu’à celle, non moins saisissante, de l’utilisation par Yaakov d’un stratagème basé sur le mensonge et de ce qu’une telle conduite peut nous enseigner[v]).
Its’hak savait, explique le Netsiv, que la bénédiction accordée à Avraham – être placé sous l’intervention particularisée de la Providence, השגחה פרטית – échoira à Yaakov du fait de son rapport au divin (thora et ‘avoda). Plus ou moins manifeste, cette attention particulière est le propre de la nation appelée à conduire l’humanité vers sa pleine réalisation. Laגמילות חסדים , g’milout ‘hassadim (troisième pilier sur lequel tient le monde, que nous traduirons dorénavant par bienfaisance), si elle est accomplie au nom du Ciel, se voit récompensée à la fois dans ce monde, sous le sceau de la השגחה פרטית, et dans celui qui vient.
L’accomplissement de la bienfaisance en tant qu’elle est naturelle ou découlant de la raison pratique ne conduit, en revanche, à une récompense que dans ce monde-ci. Dans le cours général des choses, la bienfaisance se traduit en effet en bienfaits sociaux[vi].
On comprend de la sorte que les vingt-six générations qui ont précédé la Révélation ont pu survivre par la vertu du ‘hessed, comprise (dans la lecture innovante que le Netsiv fait de Pessa’him 118a ) comme régissant les rapports de l’homme à autrui. Dès lors que ce ‘hessed faisait défaut (génération du Déluge, habitants de Sodome), le monde se détruisait. Indépendamment de toute bénédiction ou malédiction de l’homme juste. La bénédiction du Juste a néanmoins un poids. De même que sa malédiction n’a rien d’anodin, les paroles de bénédiction qu’il peut prononcer ont un effet d’amplification pour celui qui est déjà méritant.
Or Its’hak, poursuit le Netsiv, sachant que Yaakov serait capable de réaliser le bien en tant qu’il s’impose au nom du Ciel, voulut néanmoins qu’Essav puisse jouir dans ce monde-ci de la récompense liée au respect parental. Il lui demanda donc de lui préparer un repas afin de le bénir. Ce faisant, il s’inspirait de la récompense qu’avait reçue Yefet le fils de Noa’h pour avoir fait le bien : à bienfait raisonné, rémunération dans ce monde.
Rivka, quant à elle, désirait que les רשעים, les hommes ayant choisi de faire le mal, issus de Yaakov, qui feraient par la suite œuvre de bienfaisance, en obtiennent une récompense terrestre.
On connaît la suite : par des voies détournées, Rivka obtint gain de cause pour Yaakov et sa postérité.
Et le Netsiv tire les conséquences de cet enjeu, précisant que c’est ce mécanisme qui s’illustrera lorsque par exemple la génération d’A’hav, roi peu recommandable s’il en fut, se verra dans un premier temps récompensée (par des pluies bienfaisantes) pour le lien social qu’elle était parvenu à établir. Le Netsiv actualise son propos : à chaque génération, des « méchants » peuvent être qualifiés de בעלי חסד , faisant du bien à autrui et méritent à ce titre une ample rétribution.
Valorisation et relativisation du ‘hessed accompli au nom de l’homme : la thèse du Maître de Volozhin[vii], prononcée alors que le socialisme s’imposait comme maître-mot, trouve des prolongements radicaux chez son élève le rav Kook. Elle s’offre comme une alternative tant à l’humanisme anthropocentré dans lequel s’empêtre souvent un certain discours sur le ‘hessed qu’à un regard dépréciatif sur toute activité de justice sociale qui ne se fonderait pas sur la notion de mitsva.
Quant à savoir ce que cela implique pour les descendants d’Essav, c’est une problématique dont le Netsiv ne laisse que deviner les contours.
Yoël Hanhart
* R. Naftali Tsvi Yéhouda Berlin de Volozhin (1813-1893)
[i] העמק דבר sur le verset 25, 23.
[ii] Comme à son habitude, c’est en s’appuyant sur une analyse textuelle extrêmement rigoureuse jointe à une lecture des textes midrachiques basée sur une grande sensibilité au détail syntaxique que le Netsiv dégage des idées-phares pour répondre aux questions du pchat, du sens littéral.
[iii] העמק דבר sur les versets 26, 34-35.
[iv] Sur le verset 27,1.
[v]הרחב דבר sur le verset 27,9.
[vi] Voir פרוש הרמב"ם על המשנה פאה א,א.
[vii] Reprise dans הרחב דבר sur le verset 27,27.