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  • Chemote : De la religion tribale à la religion d'un peuple

    Chémot :

    de la religion tribale à la religion d’un peuple

     

    Star wars 7 disney le reveil de la force

     

    La paracha de Chémot montre l’enfance d’un libérateur et sa « vocation ». Alors que Moïse est interpellé par un buisson ardent et miraculeux, Dieu se « révèle » en lui expliquant qu’Il est « le Dieu de son père, le dieu d’Abraham, le dieu d’Isaac et le dieu de Jacob ». Les commentateurs se montrent peu loquaces sur ce verset : quoi de plus naturel !  La jeune Rey n’est-elle pas appelée par la voie du sabre laser qui sera son instrument de justice, comme tant d’autres vocations prophétiques que décrira la Bible ?  Dieu pour ne pas choquer son prophète se présenterait à travers la figure bienveillante du Dieu de son père et de ses ancêtres, mais Moïse ne l’aurait pas vu venir, il se cache le visage, pour ne pas voir le visage divin ! Le scénario est bien ficelé, mais bien naïf : comme si Moïse était un novice, comme si Dieu avait sorti de sa boîte à miracles un gadget pour attirer l’attention d’un adolescent trop effrayé, mais curieux.

    Laissons plutôt parler la voix du Natsiv[1] qui va questionner l’opportunité de se présenter ainsi à Moïse âgé alors de quatre vingt ans.

    Pourquoi parler d’un dieu paternel alors qu’on va délivrer un peuple ? Voilà peu ou prou ce qui anime le commentaire du Nétsiv : Dieu s’est comporté de façon providentielle, de façon miraculeuse envers chaque patriarche suivant une voie : il a protégé Abraham de ses ennemis, car celui-ci a usé ses nuits pour l’étude ; Dieu a gratifié  Isaac de richesses, parce qu’il a été généreux en s’offrant en holocauste ; alors que Dieu a permis à Jacob de vivre en paix, miraculeusement, en contrepartie de la paix qu’il a voulu établir autour de lui. ‘Dieu d’Abraham, d’Isaac ou de Jacob’ signifie que Dieu s’est attaché à chaque patriarche de façon miraculeuse et spécifique. Et c’est par ces évocations que Dieu vient expliquer pourquoi le buisson ne s’embrase pas »[2].

    Le Natsiv en collant au plus près du texte, a montré[3] que ce qui est mis en avant dans la scène du buisson ardent, ce n’est pas qu’il ne se consume pas, mais que le buisson n’étouffe pas la faible flamme qui gît en son cœur. Certains ancêtres étaient sous l’aile providentielle, la chose était sue, mais ce qui allait se jouer ici, c’est le passage d’une providence attachée à des individus à une providence attachée à un peuple. L’évocation des pères a pour but  de montrer ce qui fait résistance à l’avancement de l’histoire mais en constitue en même temps le germe : la providence individuelle.

    En fait, le miracle du buisson crée la rencontre avec Moïse à partir  de son propre questionnement: comment se fait-il que la collectivité venue de Canaan résiste au feu nourri des attaques qu’elle suscite ? Ce qu’il fallait comprendre c’est que l’on passe d’une providence personnelle et locale, à une providence collective et à plusieurs dimensions. Le changement est radical : une providence attachée aux individus est dépendante de la fragilité des mérites de chacun, une providence associée à une collectivité n’est possible qu’à condition de fermer les yeux sur les travers communautaires. C’est ce passage qui accroche Moïse[4]. Une fois celui-ci compris, « il se voile la face ». Le Talmud[5] semble fustiger Moïse d’avoir fermé les yeux au moment où Dieu s’apprêtait à lui révéler le « comment » de son action, indiquant que plus tard, dans l’épisode du veau d’or lorsque le prophète  se montrera plus curieux, Dieu lui refusera la « vision face », c'est-à-dire les modalités de son intervention dans le monde. C’est que là-bas la nécessité de défendre le peuple impliquait une connaissance plus spécifique…Nanti de ce changement de direction indiqué par la vision du buisson ardent qui entre en résonance avec le dépassement de la thématique des patriarches, Moïse peut commencer à  être le prophète pour un peuple.

     

    Franck BENHAMOU

     

    [1] R. Tsvi Yéhouda Berlin (1813-1893)

    [2] Emek davar sur Chémot 3.6.

    [3] Emek Davar sur Chémot 3.3.

    [4] Et qui d’ailleurs sera le chemin qui l’engagera contre vents et marées à défendre le peuple coûte que coûte.

    [5] Cité en filigrane par le Emek Davar, d'après TB Berakhot 7a.

  • Le Messie est au pas de la porte... ou pas !

    • Le 24/12/2015

    Le Messie est au pas de la porte… Ou pas !

     

    Porte

     

    Guerres en Israël, expansion de Daesh, attentats en France… Autant d’évènements qui interpellent les adeptes de « la Fin », soucieux de voir dans l’actualité l’ombre du Messie se profiler. Après l’attaque du Bataclan le 13 Novembre dernier, un message a circulé sur les réseaux sociaux, signalant que le groupe de Rock qui était alors sur scène –Eagles Of Death Metal- a les mêmes initiales que « EDOM », le symbole de l’occident dans la littérature rabbinique. Le sermon était tout trouvé : Ishmaël attaque Edom, le monde musulman rentre en guerre contre l’occident, c’est là un signe annonciateur des temps messianiques…

    Outre les vulgaires amalgames portés par ce genre de sermons, l’insistance à voir dans chaque tragédie l’annonce de la fin des temps reflète un manque de recul historique, voire une méconnaissance des textes de notre tradition. Or la prudence doit être de mise dans un domaine où nombre de grands maîtres se sont fourvoyés, malgré leur perspicacité démontrée par ailleurs dans leurs œuvres. L’illustre Rachi témoigne ainsi des tentatives d’explications avortées, dans son commentaire sur un texte biblique ayant trait à la rédemption finale (Daniel 8, 14) : « Nous attendons avec espoir notre Roi [messie] Fin après Fin. Si la [date de la] Fin prédite par un commentateur est dépassée, nous savons qu’il s’est trompé et qu’il faudra rechercher d’autres interprétations ». Et le Sage champenois de mentionner un essai de calcul par Rav Sa’adia Gaon (10ème siècle) : « J’ai vu une interprétation au nom de Rav Sa’adia, mais sa date est déjà dépassée ».

    Dans son Épître au Yemen, Maïmonide se demande comment Rav Sa’adia Gaon a-t-il pu se risquer à calculer la fin des temps malgré l’avertissement talmudique : « Que le vent souffle sur ceux qui calculent la fin ! Lorsqu’arrive le jour prédit par leurs calculs et que le Messie n’est pas arrivé, ils prétendent qu’il ne viendra plus» (Sanhédrin 97b). Il explique alors qu’en son temps, Rav Sa’adia fut confronté à une communauté déchirée par des doutes sur la foi en Dieu. Il devait trouver le moyen de rassembler la foule, et jugea opportun de le faire en calculant l’arrivée du Messie, afin de montrer que la délivrance était proche.

    Cependant lorsque Maïmonide s’exprime aux Juifs du Yémen, frappés de persécutions et également en proie aux plus grands doutes sur l’avenir, il tente lui aussi de les rassurer en indiquant une fin prochaine : « Sa venue [du Messie] aura lieu lorsque s’attaqueront Chrétienté et Islam et lorsque leur empire s’étendra sur le monde, comme en cette époque, c’est là quelque chose d’indubitable et il n’y aura pas de démenti ». La date de 1212 est même avancée, la lettre étant écrite en 1172. Son dévoilement est justifié par l’attente d’une communauté terrorisée : « Nous disons que c’est véridique, après que nous avons été mis en garde à ce sujet et que nous avons été dissuadés de le révéler. Nous te l’avons fait connaître pour que le jour ne soit pas lointain aux yeux du peuple ».

    Les spéculations sur la fin des temps, comme tout « opium du peuple », ont effectivement l’avantage de maintenir l’espérance vivace. Certains en ont besoin dans de graves circonstances, qu’il appartient aux autorités rabbiniques de cerner. Mais à priori, la réponse aux doutes se trouve davantage dans la réflexion et l’étude que dans le décryptage hasardeux de l’actualité. Nous croyons d’une foi parfaite en la venue du Messie, mais également en l’intelligence humaine.

     

    Yona GHERTMAN

     

    * Billet paru dans l'hebdomadaire Actualité Juive du 24 Décembre 2015

     

  • Une flamme d’actualité brûlante

    • Le 30/11/2015
    Une flamme d’actualité brûlante
     
     
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    La période de ‘Hanoukah coïncide chaque année avec la lecture de la Parasha « Mikets ». On y  retrouve le récit des tribulations de Yossef. Après avoir été maltraité et vendu par ses frères, diffamé par la femme de Poutiphar et emprisonné, sa vie prend une nouvelle tournure lorsqu’il devient soudainement l’homme providentiel de l’Egypte. Selon le Rav Elie Munk, cette correspondance n’est pas fortuite : « Le calendrier juif veut que la section Mikets soit toujours lue au moment de la fête de ‘Hanoukah qui correspond à l’époque de l’année où les journées recommencent à s’allonger tandis que les nuits deviennent plus courtes » (La Voix de la Torah, La Genèse, p.418). En effet, le terme « Mikets » signifie « à la fin », comme une allusion à la fin de l’obscurité pour Yossef et pour la génération victime des persécutions grecques ; mais aussi dans l’absolu, comme « une limite aux ténèbres » (Ibid).
     
    Ce symbole d’espoir nous parle tout particulièrement ces jours-ci, alors que des évènements douloureux frappent la France, et que la communauté juive se sent  vulnérable. Les attentats, mais surtout la menace d’autres manifestations de terreur sont perçus comme une plongée dans l’obscurité, dans le flou provoqué par l’absence de lumière éclairant l’avenir. L’incertitude est palpable, créatrice de phobies  et de discours extrémistes, facilitant la démarche démagogique des populistes qui voudraient réduire « l’autre » à un être déshumanisé. 
    Alors l’approche de cette célébration lumineuse nous pousse à espérer : De la même manière que les décrets contre la pratique de la Torah disparurent grâce à une fiole d’huile miraculeuse, ne pouvons-nous pas souhaiter que cet éclairage de mitsva mette un terme à l’escalade de violences et de mesures exceptionnelles que nous vivons ? 
     
    Dans son commentaire sur la première michna du traité Péa, Maïmonide enseigne que seules les mitsvote  bein adam la’havero (commandements vis-à-vis de son prochain) sont susceptibles d’entraîner un bienfait dans ce monde, car l’implication pour les autres entraîne une implication des autres pour soi-même.  En revanche l’accomplissement des commandements concernant exclusivement le rapport à Dieu n’a de conséquences que dans le monde à venir (‘olam haba). Aussi convient-il d’expliquer que le concept d’ « espoir » associé à ‘Hanoukah n’est pas relatif à l’attente de résultats concrets dans notre société, mais à une perception positive des évènements même lorsque ceux-ci semblent annonciateurs du pire.
     
    En y regardant de plus près, on constate donc que l’attente d’un jour meilleur n’est pas une préoccupation primordiale en ce qui nous concerne. La fin des tribulations de Yossef n’est pas rattachée à son soudain bonheur, mais à l’accomplissement du plan divin. De même les Sages du Talmud ne lient pas la fin des persécutions grecques à la pacification de la Judée, mais au rétablissement du service divin dans le Temple de Jérusalem.  Certes la détresse plonge ceux qui y sont dans des contingences matérielles, mais c’est là le véritable sens de « l’obscurité » combattue : un voile cachant les véritables enjeux de notre vie juive.  Ne nous y trompons-pas : l’allumage des bougies de ‘Hanoukah n’a aucun pouvoir magique. La lumière prenant l’ascendance sur les ténèbres ne symbolise pas l’arrivée d’un meilleur lendemain. Elle porte néanmoins un message fort, celui d’un sens retrouvé.
     
    La meilleure illustration de ce message, dépassant la simple préoccupation d’un quotidien serein, se trouve dans le livre apocryphe des Maccabées. Il y est question du martyr d’une mère juive avec ses sept enfants, car ces derniers refusent de manger du porc. Lorsque le second fils se retrouve devant le roi, sur le point de rendre son dernier soupir il déclare : « Toi mécréant, tu nous enlèves la vie présente, mais le Roi de l’univers, si nous mourrons par fidélité à ses lois, nous ressuscitera pour une vie éternelle » (II Macc. 7, 9). La folie meurtrière, les tentatives d’extermination, ainsi que toutes les atteintes contre notre mode de vie présent, ne sauraient éteindre cette flamme ardente transmise par nos ancêtres… Une flamme qui nous rappelle la brûlante actualité de notre mission dans ce monde. 
     
     
     
    *Adapté d'un billet de l'auteur publié dans l'hebdomadaire "Actualité Juive" du 03/12/2015

  • La valise dans la main gauche et la truelle dans la main droite

    La valise dans la main gauche et la truelle dans la main droite

     

     

    Après la destruction du premier Temple de Jérusalem au 6ème siècle avant notre ère, les Juifs sont exilés en Babylonie. Sur place, le prophète Jérémie leur demande de s’adapter à leur nouveau lieu de résidence : « Ainsi a parlé l’Eternel, le Dieu d’Israël, à tous les exilés que J’ai laissé emmener à Babylone : Bâtissez des maisons et habitez-les, plantez des jardins et goûtez leurs fruits. Prenez des femmes et engendrez des fils et des filles, pour qu’ils leur naissent des enfants et pour que vous vous multipliiez là et que vous ne diminuiez pas. Recherchez la paix pour la ville dans laquelle je vous ai exilés, et priez pour elle vers l’Eternel, car votre paix dépend de la sienne » (Jérémie 29, 4-7).

    Cette volonté de rechercher la pérennité en exil paraît d’autant plus étonnante que son terme relativement proche est annoncé quelques versets plus loin : « Ainsi a parlé l’Eternel : Quand Babel sera au terme de soixante-dix ans pleinement révolus, Je prendrai soin de vous et J’accomplirai en votre faveur ma bienveillante promesse de vous ramener en ce lieu » (Jérémie 29, 10).

    Bien qu’il sache avec certitude que l’exil prendra fin soixante-dix ans après l’arrivée à Babel, le prophète Jérémie invite les exilés à s’installer durablement dans ce pays d’accueil. Pourquoi vouloir construire si l’on a l’intention de partir ? N’aurait-il pas été plus logique de préparer le peuple au retour prochain, en conseillant à l’inverse de ne pas percevoir cette nouvelle vie comme une finalité, mais comme une fatalité provisoire en attendant le retour vers Jérusalem ?

    C’est qu’il y a un temps pour chaque chose. Il n’est pas concevable de vivre le présent en gardant les yeux rivés sur le futur. Certes, le terme de l’exil est connu, mais pour l’instant, les Juifs sont à Babel. Ils doivent s’investir pour construire des lieux d’habitation et s’intégrer afin de vivre pleinement leur nouvelle condition.

    Ce message du Livre de Jérémie accompagne les communautés juives à travers l’histoire. De tout temps, nos aïeuls se sont installés en ayant conscience que leur présence n’était que temporaire. Ceci ne les a pas empêchés de bâtir des structures juives importantes. Yechivot et Synagogues ont fleuri à travers le monde, comme ce fut le cas en Babylonie lors du premier Exil.

    De nos jours, lorsque deux juifs français ne se sont pas vus depuis quelques temps, leur premier sujet de discussion tourne autour du départ de France vers d’autres cieux. Les attaques antisémites n’ont cessé d’accentuer cette volonté de départ, à laquelle s’ajoute indéniablement d’autres facteurs non-liés à l’antisémitisme, telle l’instabilité économique, avec la peur de voir l’économie française s’effondrer à moyen ou long terme.

    Alors il y a ceux qui partent, et nous leur souhaitons de réussir dans leur entreprise… Et puis il y a ceux qui restent. La vie juive en France ne peut s’épanouir qu’en se vivant pleinement. Des acteurs de la communauté juive française ne cessent de s’investir, de construire, de mettre en place des nouvelles structures d’étude et de rassemblement. Il nous appartient de les aider et de prendre exemple sur eux. Il ne s’agit pas de fermer les yeux sur les problèmes, mais de rester vigilant sans pour autant vivre notre vie par procuration. La chose n’est pas aisée, mais le défi n’est pas récent : être capable de nous impliquer comme si nous resterons pour toujours là où nous sommes, tout en envisageant de partir si nécessaire. La leçon biblique reste  d’actualité : Apprendre à vivre avec une valise dans la main gauche et une truelle dans la main droite.

     

    Yona GHERTMAN

     

     

    *Billet paru dans l'hebdomadaire Actualité Juive du 05/11/2015

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  • Migrants : la théorie juive du droit d'asile

    • Le 07/09/2015

    « Migrants » : la théorie juive du droit d’asile

     

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    Une photo qui émeut le monde déclenche des réactions et décisions politiques jusque-là très timides. Au-delà de l’émotion légitime provoquée par la diffusion insistante de l’image dans les médias, une véritable réflexion « juive » s’impose.

    Le peuple juif a été opprimé et voit encore le spectre de l’antisémitisme. La haine et le rejet ont eu souvent pour cause l'étrangéité de la communauté juive ou, selon les époques et les lieux, la remise en cause de sa citoyenneté. Aussi le bon sens élémentaire nous dicterait-il de prendre parti pour un accueil des étrangers dont l’intégration est de facto refusée par un chauvinisme primaire, ce qui rejoindrait la lettre de la Torah : « Il sera pour vous comme un de vos compatriotes, l’étranger qui séjourne avec vous, et tu l’aimeras comme toi-même, car vous avez été étrangers dans le pays d’Egypte (…) » (Lévitique 19, 34).

    Le principe ne saurait néanmoins occulter son application dans une terre d’Israël régie selon les règles de la Torah, aussi théorique soit-elle de nos jours. La détresse des demandeurs d’asile dans leurs pays respectifs est-elle une raison suffisante pour les accueillir ? Examinons en premier lieu les propos de Maïmonide afin de proposer des éléments de réponse :

     « Lorsque le peuple juif détient le pouvoir [en terre d’Israël], il nous est interdit de tolérer un idolâtre parmi nous. Même un résident temporaire ou un marchand ambulant ne doivent pas être autorisés à traverser notre pays avant d’avoir accepté les sept lois universelles ordonnées à Noé et à ses descendants (…) » (Hilkhote Avoda Zara 10, 6).

    « Les sept lois universelles ordonnées à Noé » représentent dans la littérature rabbinique une législation commune à l’humanité.  Son respect peut permettre une cohabitation fraternelle entre juifs et non-juifs en terre d’Israël. L’inverse implique un refus du droit d’y résider et de bénéficier des avantages sociaux accordés à chaque « compatriote ».

    Ainsi l’étranger doit-il être aimé et protégé comme un frère lorsqu’il accepte d’intégrer un système de valeurs compatible avec la loi juive. Dans le cas contraire, il s’agit d’un interdit de l’accueillir. Sa situation personnelle, aussi dramatique soit-elle, ne saurait atténuer cette prohibition, la préoccupation d’une société harmonieuse prévalant alors sur les considérations humanitaires.

    Comment s’assurer effectivement que l’étranger accepte cette législation universelle ? Ne doit-on pas craindre que chaque demandeur d’asile prétende intégrer les valeurs recommandées, dans le seul objectif de fuir la misère ou l’oppression ?

    C’est que « l’acceptation » dont fait état Maïmonide n’est pas une simple profession de foi, mais un véritable engagement devant un tribunal rabbinique, dont les membres mènent auparavant une enquête sur la sincérité de la personne se présentant devant eux. Aussi l’accueil de l’étranger sur le territoire se fait lorsque les autorités sont certaines que sa volonté d’intégration est réelle.

    Si cette « théorie juive du droit d’asile » ne saurait résoudre tous les problèmes liés au phénomène des migrants en Europe, notamment sur le plan logistique, la réflexion de fond qu’elle sous-tend peut être transposée à l’actualité. Alors que les uns mettent exclusivement l’accent sur la catastrophe humanitaire des étrangers rejoignant notre continent, nous proposons de prendre en compte également la nécessité d’une acceptation réelle des valeurs du pays d’accueil. Notons d’ailleurs que « compatible » ne signifie pas « identique », la volonté de respecter la loi n’excluant pas l’apport d’une culture différente. Mais lorsque d’autres fantasment sur les risques de l’immigration, nous rappelons alors qu’il appartient aux pouvoirs publics de vérifier la volonté d’intégration du postulant à la citoyenneté. S’il s’avère que le migrant désire s’intégrer, il n’y a plus de restrictions à son accueil, ni à celui des milliers d’autres qui l’accompagnent avec les mêmes intentions.

     

    Yona Ghertman

    * Billet paru dans l'hebdomadaire "Actualité juive" le 09/09/2015

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  • Le jour du jugement pour toute l'humanité

    • Le 30/08/2015

    Le jour du jugement pour toute l’humanité

     

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    Parmi les différentes significations de Roch Hachana, l’une d’elles est mise en avant par Rav Na’hman bar Itz’hak (R.H 8a). Selon lui, le 1er Tichri est le début de l’année pour le jugement. Lorsque la Torah annonce « Les yeux de Dieu sont sur elle du début de l’année jusqu’à la fin de l’année » (Devarim 11, 12), il n’est pas question exclusivement de la terre d’Israël, mais aussi du monde entier, ou plus précisément comme le note Rachi, des habitants du monde.

    Aussi selon cette perspective, ce jour solennel n’est pas tant le « nouvel an des juifs » -contrairement à une idée répandue- que le nouvel an de l’humanité entière. Cet aspect universel peut d’ailleurs s’appuyer sur l’opinion de Rabbi Eliézer, arguant que le monde a été créé le 1er Tichri (RH 10b). Le Ran fait remarquer que les deux idées sont liées : selon le Midrash, le monde fut créé le 25 Eloul, et l’homme fut créé six jours après (soit le 1er Tichri). Aussi Rabbi Eliézer fait-il référence à la création de l’homme, l’homme étant l’aboutissement de la création débutée six jours plus tôt. La date de ce jour est liée -entre autres- au parcours d’Adam, ce qui inclut la faute originelle, suivi nécessairement du jugement, du repentir et du pardon[1].

    Le jour du jugement n’est donc pas une prérogative des juifs, mais des descendants du premier homme. La chose peut être vue de deux manières. D’un point de vue philosémite, on peut féliciter l’esprit d’ouverture vers l’autre d’un judaïsme qui voit l’humanité comme une grande famille soumise à des règles communes en raison d’un passé commun. Mais d’un point de vue antisémite, on peut s’offusquer de la prétention israélite à déterminer le jour de jugement d’hommes n’ayant aucune envie d’être mêlés de près ou de loin à la Torah. Certes on rétorquera à ces derniers que d’autres religions ne se gênent pas pour disserter elles-mêmes sur le sort des juifs dans ce monde-ci et dans l’au-delà. Néanmoins le véritable questionnement concerne notre tradition biblique et talmudique, marquée d’un particularisme ne se trouvant pas ailleurs, au sujet des prérogatives spécifiques d’Israël en tant que peuple.  

    Ce paradoxe entre la préoccupation pour l’humanité et la volonté de s’en distinguer se retrouve particulièrement à Roch Hachana, comme l’illustre la prière du Moussaf, rappelant à plusieurs reprises le désir d’une reconnaissance universelle de Dieu, tout en mentionnant la distinction d’Israël parmi les nations. Puis à la fin de la solennité, alors que commencent les dix jours de repentir en vue d’obtenir le pardon divin à Yom Kippour, le Shoul’han Aroukh présente une halakha centrée précisément sur la séparation : « Même celui qui ne fait pas attention le reste de l’année à ne pas consommer du pain [cuit par] un non-juif, doit y être vigilant durant les dix jours de repentir » (Ora’h ‘Haïm 603, 1).

    De quoi s’agit-il ? Plusieurs mesures furent prises à l’époque de la Michna afin de restreindre les rapports entre juifs et païens, dans l’objectif de limiter les relations afin de ne pas en venir à des mariages mixtes. Cependant la portée de l’interdiction du pain cuit par des non-juifs est discutée dans la Guemara (Avoda Zara 35b). Concrètement, certains considèrent que le pain cuit par un boulanger non-juif est permis lorsqu’il n’y a pas de boulangerie cachère, et en cas de force majeure (à condition de s’assurer de la cacheroute de ce pain)[2] ; alors que d’autres ont l’habitude d’être plus souples (toujours en s’assurant de sa cacheroute au préalable)[3].

    Pourquoi l’effort supplémentaire demandé durant les dix jours de repentir concerne-t-il spécifiquement cette loi ?

    Peut-être pouvons-nous supposer que cette habitude vient en réaction à la proximité soudaine entre juifs et non-juifs le jour de Roch Hachana. Les prières rappelant la distinction d’Israël en tant que peuple ne peuvent faire oublier la solidarité exceptionnelle entre les uns et les autres en ce jour de jugement. Non-juifs et juifs sont assis sur le même banc devant le même Juge. Nous prions également pour les autres. L’altruisme est alors à son paroxysme. Mais l’union de passé et de destin avec l’humanité ne doit pas faire oublier la nécessité de conserver le rôle du « prêtre des nations » dévolu à Israël.

    Certains verront cet apparent paradoxe comme une preuve de bonne foi des juifs vis-à-vis des nations. D’autres y verront une marque d’orgueil démesuré, de la part d’un peuple se croyant « distingué » au sein de l’humanité. L’esprit neutre y verra simplement une problématique à examiner sous tous ses aspects, laissant le juif dans une situation pas toujours confortable « entre deux chaises », demandant de se concentrer sur sa préparation personnelle au jugement de Roch Hachana, tout en gardant en tête l’enjeu universel de ses actes et prières en ce jour.

     

    Yona GHERTMAN


    [1] Roch Hachana 3a dans les pages du Rif, s. v. « béRoch Hachana ». Le Ran rajoute par ailleurs une idée intéressante : le mois de Tichri correspondant au signe astrologique de la balance, il serait propice au jugement (à approfondir…).

    [2] En France, les seules autorisations concernent la baguette à condition qu’elle ne soit pas moulée. Voir plus de précisions dans la Liste du consistoire. Toutefois certains s’abstiennent dans tous les cas d’en manger par crainte que des émulsifiants non-cachère y aient été rajoutés (malgré l’obligation pour le boulanger de suivre une recette particulière).

    [3] Le Shoul’han Aroukh ne permet qu’en cas de force majeure (Yoré Déa 112, 2), mais le Rama rapporte un avis l’autorisant même si une boulangerie cachere se trouve dans la ville (Ibid.). En pratique on prendra conseil auprès d’un Rav.

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  • Hommage au Professeur Raphaël Draï

    • Le 21/07/2015

    Hommage au Professeur Raphaël  Draï

     

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    Les éloges funèbres mettent l’accent sur divers aspects de la personnalité et de l’action du défunt. Plusieurs articles ont déjà été écrits pour tracer le parcours de cette grande figure de la science politique et du judaïsme français. En ce qui me concerne, je souhaite faire partager au lecteur un aspect spécifique et peu connu du parcours de Raphaël Draï : son combat pour la valorisation du droit rabbinique, et par la même occasion, des « Rabbins-universitaires ».

    Je l’ai vu la première fois durant l’année scolaire 2004-2005 dans la faculté de droit et de science-politique d’Aix-en-Provence où il exerçait. J’étais alors étudiant. Il dispensait un séminaire dans lequel il abordait le travail de Jean-Jacques Rousseau sur le sulfureux texte de la concubine de Guiv’a (Juges 19-21) : Le Lévite d’Ephraïm. Cette volonté d’allier l’univers de la pensée politique avec celui de la pensée biblique le caractérisait. Ma propre démarche universitaire était dans cet état d’esprit, et c’est donc tout naturellement que mon directeur de thèse, le Professeur Christian Bruschi, fit appel à R. Draï pour être le Président du jury lors de ma soutenance en Juin 2010.

    J’avais quelques appréhensions, car mon travail de recherche défendait l’idée d’un épanouissement du peuple juif dans un cadre totalement apolitique : Le refus de l’indépendance politique dans la pensée rabbinique (1er -2nd siècle). Je connaissais les prises de position très sionistes du Professeur Draï et je craignais donc quelque-peu des réticences de sa part quant aux idées que j’exprimais. Je découvris alors un grand homme ce jour où j’obtins mon doctorat. Il annonça lors du délibéré que les membres du jury, dont lui-même, avaient décidé de m’accorder la meilleure mention : « Mention très honorable avec félicitations du jury à l’unanimité ». Puis il avoua devant tout l’auditoire ne pas partager mes vues et opinions, tout en reconnaissant la qualité de l’argumentaire, qui justifiait son appréciation.

    Trois ans plus tard, en 2013, il signait la préface de mon premier ouvrage.

    Je n’étais pas le premier rabbin bénéficiant dans son ouvrage d’une recommandation de sa part. Fin 2010 fut publiée la thèse de Doctorat du Rabbin Jacky Milewski, dont le directeur de thèse n’était autre que le Professeur Raphaël Draï. Dans sa préface ce dernier se félicitait qu’un rabbin puisse exprimer son savoir en des termes juridiques, tout en faisant état de son amertume quant à l’état de la production intellectuelle du Rabbinat à notre époque :

    « Durant les dernières décennies, la situation intellectuelle du rabbinat de France justifiait quelques préoccupations profondes que pour ma part, j’ai ouvertement exprimées en novembre 2006 et notamment, le fait que la plupart des rabbins, surtout investis de hautes responsabilités, n’écrivaient pas, ou plus, ou rien d’autre que de la littérature édifiante. Déjà cette régression ne pouvait plus être acceptée comme une routine »[1]

    Certains pourront s’offusquer qu’un « laïc » se permette de porter un jugement sur le corps rabbinique, mais une telle réaction serait erronée. Au contraire, quand beaucoup souhaiteraient que les Rabbins n’aient plus de légitimité pour enseigner la pensée juive, le Professeur Draï désirait qu’ils redeviennent la locomotive du judaïsme français.

    Il voyait dans les « Rabbins-universitaires » l’aboutissement d’un parcours intellectuel propre à ce judaïsme français qu’il affectionnait. Le ton pessimiste de 2010 mue d’ailleurs en une voix d’espoir dans la préface de mon premier ouvrage :

    « Une génération de juristes, issus non pas des seuls séminaires ou écoles rabbiniques mais aussi de nos meilleures facultés, est à présent engagée dans une exploration et une cartographie méthodiques, répondant d’ailleurs à une demande sociale intense qui provient notamment de tous les secteurs où les questions éthiques se posent, questions « difficiles » que l’on ne peut résoudre par la seule évocation d’un Bien commun qui pour beaucoup n’est ni le Bien, ni commun –au sens de partagé »[2]

    Raphaël Draï persévérait dans son discours, qu’il ne manquait pas de répéter lors des réunions du Consistoire Central dans lesquelles il était invité. Il refusait de ne voir dans le Rabbin qu’un ministre officiant ou un responsable de culte. Il avait compris ce que de nombreux Rabbins ne comprennent pas : le droit hébraïque ne doit pas être une matière laissée pour compte, car il s’agit de l’essence de la Halakha. Or c’est bel et bien au corps rabbinique qu’il appartient de réfléchir et de se comporter en juristes spécialistes de la loi juive.

    Dans sa préface à l’ouvrage du Grand-Rabbin Daniel Dahan, dont il fut également le directeur de thèse, il écrit si justement la nécessité de traiter la Parole divine avec une rigueur « universitaire » :

    « Les véritables spécialistes de droit hébraïque sont peu nombreux en France, et il faut y remédier. J’entends par spécialistes non pas les simples connaisseurs en halakha, autre nom de ce corpus (…). J’entends par ce terme, l’aptitude à exposer le droit hébraïque –ou rabbinique- dans des termes compatibles avec les exigences de l’Université (…). Ce n’est pas parce que le droit hébraïque se réfère à rien de moins que la Parole divine qu’il ne doit pas satisfaire à ces exigences dès lors qu’il doit faire l’objet d’un enseignement plural. Encore faut-il que se présentent pour cette tâche, sinon pour cette mission, des chercheurs véritablement aptes à évoluer aussi bien dans le domaine de la halakha, que dans celui de la théorie du droit la plus « profane » (…) »[3]

    Je suis profondément attristé de la disparition de Raphaël Draï. Je n’ai pas parlé de l’homme, d’un abord très agréable, mais que je n’ai finalement rencontré que ponctuellement. J’ai choisi de parler de cet aspect de son action, en évoquant ce combat que je partage. Il avait notamment pour projet de réunir des « Rabbins-universitaires » sur des projets concrets afin de donner une nouvelle impulsion au judaïsme français. Certes, ce projet ne se réalisera pas avec lui, mais je garde espoir que les amoureux de la Torah et de la rigueur puissent se retrouver dans les futures réalisations du Rabbinat et des acteurs du judaïsme français. Une part de ce grand mérite lui reviendrait alors.

     

    Yona GHERTMAN

     

    [1] J. Milewski, Ethique, Droit et Judaïsme, les treize règles d’interprétation du texte biblique, éditions Lichma 2010, préface du Professeur R. Draï, p. 7.

    [2] Y. Ghertman, La loi juive dans tous ses états, de l’actualité du droit rabbinique à notre époque, éditions Lichma 2013, préface du Professeur R. Draï, pp.11-12.

    [3] D. Dahan, Agounot : les femmes entravées, problèmes et solutions du droit matrimonial hébraïque, Presses-Universitaires d’Aix-Marseille, 2014, préface du Professeur R. Draï, p.13. Nous pouvons d’ailleurs rajouter aux différents exemples ci-dessus sa collaboration avec le Rabbin Michael Azoulay pour la partie "pensées hébraïques", de Philosophies d'ailleurs, sous la direction de Roger-Pol Droit, publié en 2009 aux éditions Hermann (2 tomes).

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  • TAXI / UBER

    TAXI / UBER

    Petite réflexion  sur la libre concurrence

     

    Affiche

    Les chauffeurs de taxi se sont élevés récemment contre la concurrence  des véhicules conduits par des particuliers, et spécifiquement contre les chauffeurs « Uber-Pop », des « Monsieur tout-le-monde » pouvant louer leurs services à des clients faisant appel à eux par l’intermédiaire d’une application sur smart-phone.

    Du point de vue du consommateur, la solution « Uber-Pop » a l’air préférable, notamment car elle reviendrait moins cher que le système classique du bon vieux taxi.  En revanche les chauffeurs de Taxi revendiquent une interdiction formelle de ce service, car il s’agirait d’une concurrence déloyale, dans le sens que les prix plus bas seraient dus aux charges bien moindres payées par les chauffeurs « Uber-Pop ».

    À travers ce problème de société, c’est toute la question de la liberté de commerce et de ses limites qui ressort. Le Rav Weingort dans le quatrième volet de son ouvrage Droit talmudique et droit des nations présente d’une manière claire et pertinente les différents textes et les différents avis présents dans le Talmud et ses commentateurs. Il propose par la suite d’utiliser les éléments étudiés pour réfléchir sur des problématiques contemporaines.

    C’est dans cet esprit que nous voudrions examiner la question de la légitimité –ou illégitimité- de l’action des chauffeurs de taxi, non pas sur le plan de la forme, mais quant au fond de leur revendication. Examinons pour cela une halakha du Rambam que nous commenterons brièvement :

    -Lois sur les voisins 6, 8 (traduction libre) :

    Les habitants d’une même impasse peuvent interdire à un tailleur, à un tanneur, ou à n’importe quel artisan de s’installer parmi eux. S’il y avait dans l’impasse un artisan [habitant l’impasse] déjà installé, ou bien un établissement de bain, ou une épicerie, ou un moulin, et qu’un second [habitant de l’impasse] désire ouvrir un autre établissement similaire, [le premier artisan] ne peut pas l’en empêcher en lui disant : « tu me coupes mon moyen de subsistance ». Et même s’il vient d’une autre impasse, il ne peut l’en empêcher, car ils exercent la même profession.

    En revanche, si une personne venant d’un autre endroit vient ouvrir un commerce à coté de celui [de l’habitant de l’impasse déjà installé] (…), il peut en être empêché. Mais s’il paye avec eux la taxe dûe au roi, il ne peut alors en être empêché.

     

    Les « Lois sur les voisins » concernent avant tout les rapports de voisinage. Entre voisins, la clef des bonnes relations repose essentiellement sur l’absence de nuisances sonores. Or l’arrivée dans l’immeuble –ou le quartier- d’un commerce peut devenir une source de tensions. Aussi les habitants d’une même impasse, et à plus forte raison d’une même résidence, peuvent-ils décider d’interdire à tout artisan d’installer son commerce parmi eux.

    Si toutefois, l’artisan est déjà installé, et que cette installation s’est faite sans opposition de la part des résidents, cela montre que l’activité commerciale en question ne dérange pas leur train de vie. Une fois la problématique « de voisinage » réglée, se pose alors une seconde problématique : si un premier commerçant est installé, l’installation d’un second commerçant proposant les mêmes services constitue-t-elle une atteinte au bon déroulement de la profession du premier ?

     

    Si les deux professionnels sont des habitants de la même impasse, le premier ne peut objecter au second qu’il lui coupe son moyen de subsistance. Certes, il existe toujours le risque que le premier commerce périclite si le second est plus apprécié par les clients. Mais d’un autre côté, pourquoi l’ancienneté de l’un serait-elle un frein au développement de la même profession chez les plus jeunes ?

    Il se trouve que vingt ans en arrière, l’un des habitants  a eu l’idée de se lancer dans une profession donnée. Vingt ans plus tard, un autre habitant plus jeune désire lui aussi se lancer dans cette même profession. Va-t-on l’en empêcher car il risque de causer du tort à « l’ancien » ? La réponse du Rambam est négative. L’ancienneté ne saurait être un argument valable pour préserver un monopole. Ce sera plus difficile qu’auparavant, mais « l’ancien » devra dorénavant redoubler d’ingéniosité et de sens marketing pour ne pas que sa clientèle le délaisse au profit du « jeune ».

    Néanmoins, si le second vient d’un autre endroit, nous ne sommes plus dans une configuration « ancien / jeune », mais dans une nouvelle configuration : « résident / étranger ». Faut-il y voir une origine de la sombre « préférence nationale » brandie par le nationalisme extrême ? Sûrement pas. Le problème ne concerne pas le statut d’ « étranger » en tant que tel, mais le fait que ce dernier ne paie pas les mêmes charges que le résident. Non seulement il ne participe pas à l’essor économique du quartier dans lequel il vient commercer, mais en plus il tire un avantage de la même clientèle que le premier professionnel, sans le désavantage des charges et autres frais inhérents à l’endroit.

    Aussi le Rambam précise-t-il finalement qu’il sera interdit d’empêcher l’étranger d’installer son commerce si ce dernier paie les mêmes charges que le premier commerçant déjà en place.

    La libre concurrence est donc encouragée tant qu’elle s’accorde avec l’équité. Chacun a le droit à sa chance tant que les règles sont identiques. Un commerçant ne peut opposer à l’autre qu’il le prive de son moyen de subsistance qu’en cas de concurrence déloyale. L’un des éléments de cette concurrence déloyale est le fait que l’un paye des charges alors que l’autre n’en paye pas pour une activité totalement –ou presque- similaire.

     

    En guise de conclusion – certes théorique- il nous semble donc que la revendication des chauffeurs de taxi est  légitime, vu la dissymétrie de charges entre eux et les chauffeurs « Uber-pop ». Néanmoins, comment ne pas réagir aux moyens mis en oeuvre autour de cette revendication ? Les images et vidéos des manifestations ont montré des actes de vandalisme sur des personnes et du matériel. Bien que les dérives ne soient sûrement pas le fait de la totalité des chauffeurs de taxi, l'organisation de la manifestation du jeudi 25 Avril 2015 prévoyait un déroulement rendant inévitable l'explosion des incivilités. Il importe alors de rappeler l'évidence :

    Dans la halakha du Rambam que nous avons présentée, lorsque le commerçant est en droit de refuser à son concurrent de s'installer auprès de lui, ceci ne se fera qu'auprès du tribunal rabbinique, dans des formes juridiques précises. À aucun moment il ne lui sera permis de se rendre chez son rival et de casser son magasin. Dont acte. 

     

     

    Yona GHERTMAN

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