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  • Le jubilé : jubilation de courte durée

    • Le 24/05/2016

    Cycle : La parasha d’après le Netsiv*  

    Naftali tzvi iehuda berlin ha natziv 1a 2

    Le jubilé : jubilation de courte durée

     

    La paracha de Béhar traite de nombreux sujets liés au monde agricole, parmi eux, le jubilé. C'est sur ce dernier que nous allons nous attarder dans ce court texte, pour tenter d'exploiter le sens que lui donne le Netsiv (25;10,13 et 18).

    Pour en résumer les principaux caractères, lors du jubilé, les esclaves juifs sont libérés, et les terres reviennent à leurs propriétaires d'origine. Ces règles comportent certaines exceptions, mais nous nous limiterons pour le moment à l'image générale qui se dessine à la lecture des versets de la Torah (Lévitique, 28, 8-18). De par ailleurs, on pratique, lors de cette année les règles habituelles de l'année sabbatique concernant le chômage de la terre.

    Une explication répandue consiste à déceler dans ces pratiques une visée socialiste. Qui dit socialiste dit politique, il s'agirait donc de résoudre le problème des inégalités sociales en rendant la liberté aux esclaves, en laissant les fruits du champ à tous, et en rétablissant le partage initial de la terre sensé être équitable.

    Cependant, sans nier le bienfondé que peut contenir cette lecture, une autre dimension, peut-être plus proche de la lettre de la Torah est révélée par le Netsiv concernant le sens de cette Mitsva.

    Le Netsiv souligne tout d'abord que le sens du mot Yovel (jubilé) est « déplacement »[1] ou même dans un hébreu plus moderne « déménagement ». Puis, il souligne que l'expression réitérée à de nombreuses reprises concernant le jubilé est celle du « retour » (25,10 et 13) dans sa terre et dans sa famille. Rav Berlin précise également que retrouver sa propriété est une obligation pour celui qui l'aurait vendue (en raison de l'obligation de s'installer sur la terre d'Israël), alors que revenir dans sa famille n'en est pas une. Enfin, il souligne que du point de vue militaire, c'est une année de repos, où la seule protection serait l'étude, car mêmes les champs limitrophes qui constituent les frontières sont abandonnés.

    Pour tenter d'unifier quelque peu l'image qui semble ressortir de tous ces éléments, nous émettrons quelques remarques.

    Tout d'abord, il est intéressant de souligner que deux idées paradoxales sont exprimées : d'une part l'accent est mis sur le déplacement, le mouvement, d'autre part ce mouvement ne paraît être qu'un retour à une place naturelle, à un ordre préétabli et à la mise en place d'une stabilité politique.

    De plus, l'accent mis dans le commentaire du Netsiv sur la notion de « retour » suscite des questions : quel est l'intérêt de ce rétablissement ? Pourquoi ne pas préférer une éternelle évolution, un mouvement perpétuel ?

    Pour apporter un éclaircissement à tout cela, notons simplement que pour ceux qui les vivaient dans un autre temps, et pour nous à travers l’étude, ces pratiques font réfléchir sur le rapport que l'on entretient avec la place que l'on a et avec nos origines. La Torah ne nous demande pas de rester en place, de conserver les positions préétablies et d'abolir l'esclavage ou les transferts de propriété. Nul doute ne demeure sur le fait que la fin du jubilé arrivée, les transactions reprendront, les pauvres redeviendront les esclaves des riches etc... C'est pour cela que l'on ne peut parler de ce retour qu'en termes de déplacement et de mouvement. Il ne s'agit là que d'une étape. On va retrouver sa terre, donc sa tribu, revivre sa liberté naturelle, vivre un certain calme. C'est l'occasion pour l'homme de se recentrer, de se rappeler d'où il vient et constater où il est, voir ce qu'il est devenu et prendre conscience de certains décalages. Mais il ne s'agit là que d'un cycle que chacun ne vivra probablement qu'une seule fois dans sa vie. Peut-être que cela suscitera en lui des interrogations, peut-être que l'on peut espérer ici un aiguillage nouveau dans le train de sa vie ?

    Tsvi-Eliahou Lévy

     

     

    [1] יובל (Yovel) venant du mot הובלה (hovala).

  • L'habit ne fait pas le Cohen

    • Le 18/05/2016

     Cycle : La parasha d’après le Netsiv*  

     

    Naftali tzvi iehuda berlin ha natziv 1a 2

     

    L'habit ne fait pas le Cohen !

     

    La Paracha de la semaine commence ainsi : ' D.ieu dit à Moïse : Dis (Emor) aux Cohanim…. '

    Contrairement à la Paracha de la semaine dernière où Moïse s’adressait à l’ensemble du peuple sans exception (hommes, femmes, enfants, séfarades, ashkénazes,…), cette fois-ci il ne s’adresse qu’à une partie spécifique du peuple : les Cohanim, c’est-à-dire les descendants d’Aaron.

    Et ceux-ci ont un rôle particulier : ce sont des 'véhicules' de sainteté. En étant de manière régulière dans l’enceinte du temple, et ressentant une proximité particulière avec la présence divine, les Cohen se doivent de respecter certains commandements qui leur sont propres.

    Un certain nombre d’injonctions leur sont destinés, mais attachons-nous à ce verset spécifique de notre Paracha (21;6) : ' Ils seront saints pour leur D.ieu et ne devront pas profaner le nom de leur Dieu '.
    Le Netziv de Volojhine, un des très grands penseurs du judaïsme contemporain et notamment maître du Rav Kook, a un commentaire très...polémique sur ce verset.
    Il dit en effet dans son commentaire sur la Thora (Haemek Davar), que cette sainteté, qui s’apparente à une séparation du reste du peuple, doit se manifester par des qualités morales exceptionnelles dans le cadre du service de D.ieu.

    OK, qu’y a-t-il de nouveau là-dedans ? Attendez la suite : …et si le Cohen se met à se prendre pour un saint homme dans sa vie de tous les jours alors qu’il n’est pas en situation de servir D.ieu, ce n’est rien d’autre que de l’arrogance et de la prétention (Gahava ve Hitrabarvout).

    Le Cohen est effectivement familier du concept de sainteté. Il a une place à part au sein de peuple d’Israël. Mais attention ! Cette place n’existe que parce qu’il voue sa vie à servir dans le temple et à sanctifier D.ieu.
    Le Cohen n’est pas saint en lui-même ! Qu’il n’en profite pas pour se faire mousser à l’extérieur et obtenir des places de ciné gratos !

    Mais comment concrètement pourrait-il faire preuve d’arrogance et de prétention dans la vie de tous les jours ? Autant certains pensent pouvoir reconnaître un Juif dans la rue (Elie Kakou par exemple), autant reconnaître un Cohen n’est absolument pas simple et faire usage de ce statut n’a rien d’évident.  

    Et c’est là que le Netziv insiste sur un commandement particulier aux Cohanim, qu’on retrouve dans de nombreuses autres « professions » : l’uniforme. Comme les pompiers ou les militaires qui sont au service d’une cause, les Cohanim sont tenus de porter des vêtements spécifiques lorsqu’ils se trouvent en service dans l’enceinte du Temple.
     

    Dans le commentaire cité ci-dessus, le Netziv nous renvoie à une autre de ses œuvres : le A'hrev Davar, qui appuie son premier commentaire sur des sources issues des livres des prophètes par exemple.
    Et il vient apporter la preuve que l’uniforme peut être ce vecteur d’orgueil que le Cohen doit éviter. Il s’agit d’un passage du prophète Ezechiel. Le prophète Ezechiel prophétise les lois applicables aux vêtements sacerdotaux déjà définis dans la Parach'a Tétzavé.
    Mais il rajoute quelque chose de nouveau, qui ne se trouve pas dans Tetzavé et dont on peut penser qu’il s’agit d’une injonction pour le futur : ' Et quand les prêtres ayant achevé leur service dans la cour intérieure du temple passeront dans le parvis extérieur où se tient le peuple, ils ôteront les vêtements dans lesquels ils ont officié, les déposeront dans les salles consacrées, et en mettront d’autres pour ne pas sanctifier le peuple par leurs vêtements '.

    Commentaire du Netziv : les vêtements du Cohen ne doivent pas servir au Cohen de signe extérieur de grandeur ou de statut social. Le statut du Cohen ne doit pas être détaché de son service au temple. S’il profite de son ' outil de travail ' pour faire croire au peuple, qu’il dégage une sainteté intrinsèque, eh bien voilà où se niche ' l’arrogance et la prétention '.

    Mine de rien, ce petit commentaire à propos du Cohen est en fait valable pour toutes les générations. Beaucoup (Yeshayahou Leibowitz, par exemple) ont d’ailleurs relevé que ce commentaire du Netziv (qui a vécu au 19ème siècle et qui était ce qu’on peut appeler un Lituanien pur sucre) s’adressait surtout aux Rabbis Hassidiques avec leurs habits, leurs rituels et leur cour de fidèles qui les prenaient pour des saints.
    Attention prévient le Netziv ! Ces Rabbis ne sont dignes de respect que si leur enseignement et leur service de la Thora sont à la hauteur ! Une adoration aveugle pour une personne avec une longue barbe blanche, un chapeau, des pseudo-formules kabbalistiques ou des amulettes sacrées est condamnée par la Thora !
    Le respect dû à un Rav est un respect dû à sa connaissance, à sa capacité d'enseignement et à sa maîtrise de la Thora, pas du tout à une sorte d’aura intrinsèque que lui confèrerait son lignage, sa position sociale au sein de la communauté ou même évidemment à des pouvoirs surnaturels présumés.

    Ce qui est dit ici est formulé, comme à son habitude, de façon beaucoup plus tranchante par Yeshayahou Leibowitz, dont la profonde attention pour l’avenir du judaïsme dont il faisait preuve ne s’est jamais démentie :

    « Il faut dire ces choses pour lutter contre cette plaie spirituelle, ce fléau de la loi religieuse et de la morale qui domine et continue de dominer certains cercles, dans cette partie du peuple juif décidée à respecter la Thora et ses commandements. Cette plaie consiste à considérer certaines personnes comme saintes par elles-mêmes et non en raison de ce qu’elles remplissent au service de la Thora. Disons-le sans ambiguïté : il ne s’agit là que d’une variante de l’idolâtrie ayant pénétré le judaïsme et elle est le signe d’une dégénérescence de la foi en Dieu.

    La foi juive ne reconnaît le concept de sainteté qu’en rapport avec le service de Dieu. Elle ne saurait conférer de sainteté à quoique ce soit d’autre, qui se rattacherait aussi bien à l’homme, à la nature, à la réalité matérielle, à la terre ou à un édifice.»

    Comment les disciples du Netziv, et notamment les élèves du Rav Kook, ont-ils fini par sanctifier le peuple juif et la terre d’Israël pour eux-même et non en rapport avec le service de Dieu, ce n’est pas le moindre des paradoxes, mais qui mériterait un autre développement. 

    FRISON

  • Parler à la Syna

    • Le 17/05/2016

    Comme une irrésistible envie de parler à la syna

     

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    Le phénomène est suffisamment massif pour ne pas laisser indifférent : pourquoi a-t-on tellement envie de parler à la synagogue ? même les plus silencieux dans leur famille ont soudainement retrouvé leur langue !

    Certes c’est répétitif, et souvent pas très intéressant, sans compter que pour certains l’hébreu semble plus compliqué que  l’égyptien, qui pourtant n’est pas trop aimé de Dieu. Mais il me semble qu’il y a un problème plus profond.

    Petit détour par la paracha, dont le titre est si peu évocateur : "parle-émor". Difficile de se rappeler de quoi ça "parle" d’autant que les trois thèmes abordés ne parlent pas beaucoup : l’interdit pour les cohanim d’aller au cimetière hormis pour les proches, une description de tous les défauts physiques qui invalident les prêtres, puis l’énumération des tares animalières empêchant leur montée sur l’autel. On comprend que ce chabbat ça va parler, et pas de la paracha…La mise en apposition des défauts des hommes et de l’animal produit un sentiment cocasse qu’il est intéressant d’analyser. En attendant, une question gauchiste me taraude : pourquoi Dieu ne pratique-t-il pas une politique d’intégration de l’handicap ? N’aurait-il pas été plus beau de voir comment l’homme difforme possède sa place dans le Temple ? Le Rabbin n’aurait-il pas été fier de montrer que les juifs ont été les premiers à pratiquer une politique sociale ? D’autant que c’est Dieu lui-même qui a créé l’homme et ses défauts. N’est-il pas facile d’éliminer l’homme ou l’animal qui dérange pour présenter une vision idyllique de l’action divine ?

    L’erreur est courante : ce qui se passe au Temple n’est pas uniquement destiné à Dieu, mais aussi à ramasser le peu de spiritualité qui traine chez l’homme. Or il en traine peu, très peu, et le peu qui traine se laisse facilement balayé par la « beauté » toute pompeuse des institutions qui tentent de l’enserrer. Et donc l’esprit du spectateur venu apporter son sacrifice va s’attacher à des petits détails : la couleur de la peau du cohen, la tache sur son nez, ou la patte un peu décalée de l’agneau sacrifié. Tous ces petits détails qui font le sel de la vie, et qui vont former les anomalies à partir desquelles vont germer toutes les conversations des visiteurs du Temple. Le corps est menacé par le Temple, par toute cette beauté et ce sublime : sa défense de parler. Combat éternel entre le corps et l’âme, défaut de corps contre excès de chair. 

  • Kédochim : Une "sainteté" toute subjective

    • Le 07/05/2016

     

     Cycle : La parasha d’après le Netsiv*  

     

    Naftali tzvi iehuda berlin ha natziv 1a 1

     

    Paracha Kédochim : Une « sainteté » toute subjective

     

    « Parle à toute l’assemblée des enfants d'Israël et dis-leur : Soyez saints ! Car Je suis saint, moi l'Éternel, votre Dieu » (Vayikra 19, 2)

     

    Le début de la Parasha Kédochim est le théâtre d’une controverse importante entre Rachi et Ramban au sujet du contenu de l’injonction : « soyez saints ». Si tous deux sont d’accord pour définir la « sainteté » comme un concept de « séparation » spécifique, ils divergent en revanche sur l’objet de cette séparation. Selon Rachi, il s’agit de s’éloigner des interdits déjà énoncés par la Torah, essentiellement sexuels. En revanche selon le Ramban, il s’agit de se séparer de l’abondance des plaisirs matériels, non-interdits explicitement dans la Torah, donc de se dissocier des habitudes de « la multitude des gens qui se salissent et s’enlaidissent dans ce qui leur est autorisé ». L’exemple à suivre est alors celui de l’homme pieux, qui assume son devoir conjugal sans en abuser, se limite dans la consommation de vin ou de nourriture, et évite toute parole futile. Entre autres[1].

    Le Netsiv fait sienne cette dernière thèse, qu’il résume ainsi : « le commandement exige de toute l’assemblée d’Israël d’ériger une frontière avec l’abondance de plaisir (taava), même vis-à-vis de ce qui est simplement contre le bon sens humain (sekhel enoshi) ». Il rajoute toutefois une remarque liée à la nature du réceptionnaire de cette stricte injonction : « toute l’assemblée des enfants d’Israël ». La même piété peut-elle être exigée de chaque membre de la communauté ? Peut-on vraiment mettre sur le même plan les grands érudits et les gens du peuple, pourtant sommés de connaître eux-aussi la loi et de l’appliquer ? Certes non. Aussi le Netsiv précise-t-il :

    « [Parle] à toute l’assemblée des enfants d’Israël », car la séparation [exigée] n’est pas la même pour tous, chacun est soumis à une loi spécifique en fonction de sa nature physique, de sa vie familiale, et d’autres paramètres. C’est aussi ce qu’a écrit le Maguid Michné[2] à la fin des lois sur le voisinage. Aussi est-il écrit que malgré tout, chacun est concerné [par cette mitsva d’être « saint »] en fonction de sa valeur, ce qui n’est pas le cas dans les autres commandements, vis-à-vis desquels tous sont égaux.

    Cette précision du Netsiv est salutaire, dans le sens qu’elle donne un visage plus « humain » à la notion de « sainteté » défendue par le Ramban. Enoncé de manière brute, le commandement parait quasiment irréalisable, notamment car il peut être ressenti comme une exigence d’ascétisme absolu. Or l’accession à la piété dépend des caractères et des possibilités de chacun. Elle dépend également de l’époque[3] et de l’endroit. La Torah ne demande pas nécessairement à un juif européen du 21ème siècle de se plier aux règles sociales de l’époque talmudique[4]… mais elle exige de lui de s’élever vers Dieu en réfléchissant à la manière adéquate de se séparer des fioritures de son existence, selon sa propre subjectivité.

     

    Yona GHERTMAN

     

     

    Texte du Netsiv :

     אל כל עדת בני ישראל באשר אין פרישת כל אדם שוה ותורת כל אחד לבדו בידו לפי טבע גופו והליכות ביתו וכדומה וכ״כ הה״מ שלהי הל׳ שכנים יע״ש מש״ה כתיב דמכל מקום הכל מוזהרים איש לפי ערכו. משא״כ כל המצות הדבר ידוע שהכל שוים:

     

     

    Texte du Maguid Michné :

    מגיד משנה הלכות שכנים פרק יד הלכה ה

     ועניין דין בן המצר הוא שתורתנו התמימה נתנה בתקון מדות האדם ובהנהגתו בעולם כללים באמירת קדושים תהיו והכוונה כמו שאמרו ז"ל קדש עצמך במותר לך שלא יהא שטוף אחר התאוות וכן אמרה ועשית הישר והטוב והכוונה שיתנהג בהנהגה טובה וישרה עם בני אדם ולא היה מן הראוי בכל זה לצוות פרטים לפי שמצות התורה הם בכל עת ובכל זמן ובכל ענין ובהכרח חייב לעשות כן ומדות האדם והנהגתו מתחלפת לפי הזמן והאישים והחכמים ז"ל כתבו קצת פרטים מועילים נופלים תחת כללים אלו ומהם שעשו אותם בדין גמור ומהם לכתחילה ודרך חסידות והכל מדבריהם ז"ל ולזה אמרו חביבין דברי דודים יותר מיינה של תורה שנאמר כי טובים דודיך מיין:

     

    [1] Quant à cette différence d’interprétation entre Rachi et Ramban, nous invitons le lecteur à lire le billet de Franck Benhamou, soulevant une question commune aux deux théories : « Kédoucha : deux approches, une question ».

    [2] R. Vidal de Toulouse (1300-1370). Le « Maguid Michné » est un des commentaires les plus étudiés du Michné-Torah de Maïmonide.  Voir infra.

    [3] Dans son texte, le Maguid Michné  souligne que le commandement d’être « saint » ne dépend pas seulement des différentes natures humaines, mais également de l’époque.

    [4] Un exemple me vient à l’esprit : le Talmud considère qu’un homme ne doit pas marcher derrière une femme  (TB Berakhot 61a). Qu’en est-il alors lorsqu’un homme attend de monter dans un bus et qu’une femme le précède ? Ou encore, puisque la politesse exige de laisser passer une femme lorsqu’un homme ouvre la porte, faut-il prendre le texte talmudique à la lettre et la devancer, quitte à paraitre malpoli ? Voir à ce sujet les techouvote de R. ‘HaïmDavid HaLévy et R. ‘Ovadia Yossef, qui expliquent que ce passage talmudique est à prendre dans son contexte spécifique, mais ne doit pas être transposé tel quel à notre époque, à laquelle les codes sont différents (Maïm ‘Haïm 2, 45 ; Yabia ‘Omer Ora’h ‘Haïm 6, 13, 5). 

  • La Parasha d'après le Netsiv- A'haré Mot

    • Le 05/05/2016

     Cycle : La parasha d’après le Netsiv*  

    Naftali tzvi iehuda berlin ha natziv 1a 1

    Paracaha A'haré Mot : Se séparer de sa famille pour arriver à la créer

    A la fin de la Parashat A’harei Moth, est traité le sujet des עריות, les incestes. C’est-à-dire, l’interdit de se marier ou d’avoir des relations sexuelles avec un proche parent. Ce sujet parait tout à fait inactuel puisque ces interdits sont socialement acceptés. L’inceste dans notre société est considéré comme un crime moral. Des organisations cherchent même à introduire dans le code pénal des lois punissant l’inceste[1]. Mais est-ce si évident que ça. Pourtant, le premier commentaire du Netsiv[2] sur ce sujet est surprenant.

    Dans la Torah, les interdits sont cités sous formes d’avertissements. Habituellement, Dieu les termine en déclarant qu’il est notre Dieu. Singulièrement, dans le cas des incestes, Dieu précède toute la liste des avertissements interdisant les différents cas d’incestes par cette déclaration :

    "דבר אל בני ישראל ואמרת אלהם אני השם אליכם"

    ‘’Parle aux enfants d’Israël et tu leur diras je suis Dieu tout puissant[3]’’

    Pourquoi dans ce cas a-t-on besoin qu’il soit aussi précédé par une telle déclaration ?

    Le Netsiv commente ce cas particulier en expliquant que contrairement à toutes les lois de la Torah, les commandements interdisant l’inceste n’ont été acceptés qu’à contrecœur par les enfants d’Israël. En effet, l’habitude était de se marier uniquement en famille, entre frères et sœurs. Les enfants d’Israël ne vivaient que dans l’inceste ! Incroyable! Mais où va la morale[4] ?! L’inceste est-il vraiment une question morale ou relève-t-il d’autre chose ? Le Peuple Juif s’est construit par l’inceste[5] !

    Interdire l’inceste ne relève pas de la moralité. Le Netsiv l’analyse à partir du langage utilisé dans le verset un peu plus loin dans le passage[6].

    "איש איש אל כל שאר בשרו לא תקרבו לגלות ערוה אני השם"

    ‘’ Que nul de vous n'approche d'aucune proche parente, pour en découvrir la nudité: je suis l'Éternel[7]’’

    Les mots utilisés dans ce verset sont ambiguës. Que veut dire ''כל שאר בשרו'' ? Nous avons pris une traduction neutre ‘’proche parente’’, mais les commentateurs sont partagés sur l’explication de ces termes. L’enjeu de tout le sujet des incestes repose pourtant sur ces mots-là[8]. Serait-ce une allusion aux relations sexuelles et l’objectif de ces interdits serait d’en limiter la permission[9] ? Ou plutôt l’objet de l’interdit serait la proximité de certaines personnes qui rendrait incompatible ces relations ?

    Le Netsiv se réfère à d’autres passages[10] où ces termes ont été utilisés. Il juxtapose la différence d’interprétation des commentateurs avec une discussion talmudique[11] autour des engagements qu’un mari prend envers son épouse. Un de ces engagements est justement l’obligation de שאר qui est interprété soit comme étant l’obligation de choyer soit celle de vêtir. Le problème est que ce passage n’est pas adapté avec les interdits d’inceste qui sont valables que la femme soit juste fiancée ou qu’elle soit mariée ; contrairement aux obligations maritales qui ne concernent que la femme mariée.

    Il finit par conclure que le mot ‘’ בשרו sa chair’’ fait allusion à l’épouse comme il est écrit ‘’ ודבק באשתו והיו לבשר אחד il s'unit à sa femme, et ils deviennent une seule chair[12]’’ C’est donc le lien de proximité causé par le mariage.

    Etant donné qu’il est précédé du terme ‘’שאר proche’’, on peut donc ajouter les proches de l’épouse.

    Sont inclus dans ‘’ בשרו sa chair’’ les proches d’un lien familial de naissance qui sont la propre chair de l’homme. Comme il est écrit ‘’כי אחינו בשרנו הוא car il est notre frère, notre chair[13]’’

    Il ressort du développement du Netsiv qu’on se focalise sur la seconde option. C’est-à-dire que le but de ces interdits est d’empêcher les mariages au sein de la famille proche pour la raison qu’ils sont justement de la famille proche. L’enjeu n’est pas de limiter les relations sexuelles mais qu’il y a ici une volonté de s’éloigner de sa propre famille.

    Ceux qui sont définis comme étant la famille proche sont les personnes pour qui l’attachement est tel qu’on ressent être la même chair. Comme Onekelos traduit par ‘’ לכל קריב בסריה pour toute personne dont la chair est proche’’.

    Pour synthétiser et conclure, nous aurions pu penser que l’interdit d’inceste est basé sur la morale sans qu’il n’y ait besoin d’explication. En réalité il relève plutôt de technicité pour arriver à un but précis. L’injonction de nous marier dans le verset de Béréchit : ‘’ על כן יעזבו איש את אביו ואת אמו ודבק באשתו C’est pourquoi l’homme abandonnera son père et sa mère et il s’unit à sa femme[14]’’ nous souligne qu’il est nécessaire d’abandonner son père et sa mère. Il y a un besoin de sortir de ses habitudes, de son éducation, de ses conventions et d’aller à la rencontre d’une personne différente qui a une mentalité autre que celle dans laquelle on a pu baigner jusqu’alors. Cela n’est pas compatible avec sa famille proche avec qui on partage le même cadre de vie.

     

    Akiva ZYZEK

     

    * R. Naftali Tsvi Yéhouda Berlin de Volozhin (1813-1893)

     

     

    [2] Commentaire du Emek Davar Vayikra chapitre 18 verset 2

    [3] Vayikra chapitre 18 verset 2

    [4] Les commandements n’ont pas à vrai dire de visée morale mais tendent à parfaire l’individu en le faisant sortir de ses prérequis et lui permettent de dépasser ses dispositions premières.

    [5] Voir le commentaire de Rachi dans Béréchit Chapitre 46 verset 26. Il mentionne la naissance pour chaque enfant de Jacob d’une sœur jumelle avec qui ils se sont mariés. Jacob s’était lui-même marié avec deux sœurs.

    [6] Commentaire du Emek Davar Vayikra chapitre 18 verset 6

    [7] Vayikra chapitre 18 verset 6

    [8] Voir Ibn Ezra sur place.

    [9] Maïmonide dans le Guide des Égarés.

    [10] Le cas du grand prêtre qui peut devenir impur pour son ‘’שאר proche’’ en l’occurrence son épouse Vayikra Chapitre 21 verset 2, ou le cas de la servante juive Chemot Chapitre 21 verset 9.

    [11] Traité Ketoubot 47b

    [12] Béréchit Chapitre 2 verset 24.

    [13] Béréchit Chapitre 37 verset 27.

    [14] Béréchit Chapitre 2 verset 24.

  • Pessa'h chez le Netsiv

    • Le 20/04/2016

    Pessah chez le Netsiv

     

    Res306436 pessah

     

    En l'honneur de la fête de pessa'h et continuant le cycle “Netsiv”, nous avons décidé de quitter le format habituel pour faire partager des textes quelques peu différents.

    Le Netsiv a écrit un commentaire sur la Haggada “Imrey-shefer” qui reprend beaucoup de ses commentaires sur le livre de Shemot ainsi que d'autres passages inédits.

    Cette haggada a été, récemment, rééditée par le Rav Aryeh Kupperman[1] et contient un appendice intéressant : un recueil de témoignages sur le déroulement du Seder chez le Netsiv. Ce sont ces témoignages que nous vous invitons à découvrir...

     

    1 – Description du Rav Meir Bar-Ilan (Fils du Netsiv) dans la biographie “Rabban Shel Israel”

      Le point d'orgue de la vie sociale a Wolohzine était sans aucun doute les soirées du Seder... Lors de ces deux nuits, tous les bah'ourim de la Yeshiva, s'attablaient autour du Rav et de sa famille. Le Rav trônait en tête de table et près de deux-cents étudiants l'entouraient...

     Très peu de bah'ourim faisaient le choix de rentrer dans leurs familles pour Pessah' – personne   ne voulait rater l'expérience inoubliable des sdarim de Wohlozine!

     Le premier seder finissait a deux heures du matin, et le deuxième... le deuxième ne se finissait...qu'avec l'aube!

    L'aspect “matériel” des choses était royal: poissons, viandes, du vin en tonneau (!) - les quatre coupes étaient bien remplies et... on n'hésitait pas à en remplir quelques autres aussi...

    L'aspect “spirituel”... qu'il est dur de le retranscrire! Le Rav était tel un Roi, il trônait; et la nuit durant,  ne sortaient de sa bouche que perles et merveilles.

                Si peu ont été compilées dans “Imre-shefer”, sa haggada de Pessah'.

      Le Seder commençait de maniere immuable: le Rav entrait, habillé de son Kittel[2], et tous les étudiants se levaient. Il expliquait alors[3] :
           “Ne croyez pas que le Kittel est la pour nous rappeler le jour de la mort, comme il est communément admis.

     Mais, la raison est que l'agneau pascal est un repas saint; on doit donc le manger dans la  crainte. De la même manière qu'un invité à la table royale, choisit des vêtements adéquats, de même nous, lors de la soirée de pessa'h, on doit choisir les vêtements adéquats. Et toute la soirée doit être placée sous ce signe: nous sommes a la table royale”.

      Et toute la soirée était effectivement “royale”. 

    La haggada terminée, les étudiants ne se pressaient pas de rentrer chez eux: ils restaient encore a chanter , composer des poèmes, et au-dessus d'eux, le Rav, les aidait , leur rectifiait les tournures de phrases, le choix des mots... Et la nuit se terminait en danses..

    Ashrey ayin raata kol eleh  - Heureux celui qui en a été témoin !

     

    2 – Temoignage du Rav Meir Bar-Ilan dans “De Wolohzine a Jerusalem – Souvenirs”

    La première partie du Seder se passait dans la discipline et le sérieux, imprégnée d'une joie intérieure. Tous etaient assis, buvant les paroles du Rav.

    Mais, dès que le repas de fête commençait, la jeunesse reprenait sa place! Les bouteilles de vin ne suffisaient pas, et les jeunes en réclamaient encore et encore “la troisième coupe, la troisième coupe”, réclamaient-ils...

     Et entre les plats, cela chantait, buvait, chantait, rebuvait... Mais personne n'était saoul, et dès que la haggada reprenait, le même sérieux reprenait sa place, perdue le temps du repas...

     Ce n'est qu'après le Seder (deux heures du matin pour le premier et la petite aube pour le second) que les chants , maintenant accompagnés de danses reprenaient.

    Un groupe “d'élite” entourait mon père et rivalisait de mots d'esprits, de joutes qui réjouissaient mon père -qui se prêtait aussi au jeu-. Les rimes, les compositions improvisées étaient plus spirituelles les unes que les autres: qui incorporait un verset de Shir-hashirim, qui un midrash ou une explication sur la haggada.... Et bien évidemment, on n'hésitait pas a y inclure quelques clins d'oeils a l'actualité de la vie de la yeshiva.

    Non seulement les étudiants restaient, mais aussi les habitants de Wohlozine: leur seder terminé,  on les voyait se joindre a nous...

     Enfant, j'étais convaincu qu'un seder ne se faisait pas a moins de deux ou trois cents participants...

     

    3 – Témoignage du Rav Kook

    La première fois que je rencontrai le Netsiv, il me fit part de la chose suivante: “Il est connu que le Rav de Kovna – le Rav Itsh’ak Elh’anan- étudie abondamment le Ktsot Hah’oshen. Mais, moi, je ne peux y consacrer autant de temps. Je dois étudier aussi le 'houmash avec le commentaire de Rashi. Et si je manque de temps, alors c’est l’étude du 'Houmash-Rashi qui prédomine….”

    Et effectivement, lors des sdarim de Pessah, on pouvait témoigner combien le Netsiv avait réussi à percer le sens réel du pshat dans chaque verset. Tous les étudiants présents a la table du seder – peut etre deux cents personnes!- étaient toutes envoutées par le pshat si “vrai” que le Netsiv donnait a chaque verset, chaque passage…

    Sa Haggada “imre-shefer” contient certains de ces h’idoushim, mais ça n’est qu’une pale lueur! Lorsqu’il parlait, il rayonnait de tout son être!

    Celui qui n’a pas vu le Seder à la table du Netsiv ne sait ce qu’est la “joie de la liberté”! Des centaines de jeunes attablés quand, en tête, trône le Grand de la génération. Savant mélange de noblesse d’un coté et du tumulte de la jeunesse de l’autre…

    Le Netsiv parlait et les assistants y allaient de leurs remarques, critiques ou enrichissements… Et puis il y avait ces chants merveilleux, ces mots d’esprits, ces poèmes improvisés!

    Le seder durant  des heures, on voyait la salle se remplir: des Rabbanim de la ville, mais aussi des écrivains ou des intellectuels.

    Devant le public réuni, il se leva une fois et expliqua que la matsa est le pain guérisseur, guérisseur de l’âme…

    La culture environnante est comme la h’ala : elle change de forme, de gout, selon les modes et les époques… Mais le pain de nos ancêtres reste immuable,inchangé….

    Il arrivait que pris lui-même par la fête et la joie qui régnait dans la salle, il se levait et, mettant les mains sur les épaules de ses voisins, se mettait a danser et chanter… Chantant le chant de la délivrance a venir :

    אדיר הוא יבנה ביתו בקרוב במהרה בימינו בקרוב....

     


    [1]    Petit fils du célèbre Rav Yehuda Kuperman, auteur du commentaire sur le Mesheh-Hohma.

    [2]    Habit blanc que les ashkenazim portent le soir du Seder.

    [3]    Ce texte est repris integralement dans l'introduction a la Haggada du Netsiv

  • Moïse et la Haggada

    Pourquoi Moïse est-il absent de la Haggada ?

     

    Hagada

     

    Dans la Haggada de Pessa'h, le nom de Moïse n'apparaît pas. Pourquoi une telle omission alors que ce dernier tient incontestablement un rôle majeur dans la sortie d'Egypte ? Une première réponse ressort du texte de la Haggada : "Dieu nous a fait sortir d'Egypte- non par l'intermédiaire d'un ange, ni par l'intermédiaire d'un séraphin, ni par l'intermédiaire d'un messager, mais le Saint béni soit-Il, Lui seul, dans toute sa gloire (...)". Lors de cette soirée du Seder, nous rappelons le lien exclusif entre Dieu et son peuple en formation. Les louanges ne sont dirigées que vers Lui. Ponctuellement, Moïse est mis de côté avec les autres intermédiaires. Aussi décisive soit son action, il n'est pas celui qui a fait sortir les Hébreux d'Egypte. Le seul véritable auteur de la délivrance n'est autre que Dieu Lui-même.

    Cependant, au-delà de cette première explication, il me semble qu'une réponse plus profonde existe : la Haggada relate la sortie d'Egypte du peuple d'Israël, or Moïse n'en fait pas encore complètement partie. Aussi étonnant que cela puisse paraître, l'analyse des versets nous montre que l'acceptation de Moïse en tant que chef par le peuple n'intervient qu'après la traversée de la mer rouge, soit après la sortie d'Egypte relatée le soir de Pessa'h.  Or, avant d'être reconnu comme tel, Moïse était rejeté même en tant que simple membre du peuple. Reprenons en amont le parcours de Moïse pour éclairer cette idée :

    Elevé au palais du Pharaon, Moïse « sort vers ses frères » et découvre alors « un homme égyptien frappant un hébreu parmi ses frères » (Exode 2, 11).  Selon le célèbre grammairien et commentateur biblique Ibn Ezra, les premiers « frères » dont il est question sont les Egyptiens.  C’est que Moïse s’interroge sur sa propre identité. Qui est-il ? Décidant d’intervenir en attaquant l’agresseur égyptien, il semble prendre parti pour les hébreux… Mais voilà que ces derniers font preuve d’ingratitude en lui reprochant son ingérence (Exode 2, 14). Contraint et forcé, condamnable par les Egyptiens pour avoir tué l’un des leurs, et rejeté par les Hébreux qui ne le reconnaissent ni comme chef, ni même comme « frère », Moïse s’en va vers le pays de Midyan, là où il ne rencontrera ni Egyptiens ni Hébreux.

    Sur place, il prend la défense des filles du prêtre local, Ythro, confrontées à la concurrence des autres bergers qui ne les laissent pas exercer leur travail pastoral. En s’adressant à leur père pour louer l’action courageuse de Moïse, ces dernières lui annoncent : « Un homme égyptien nous a sauvées des bergers » (Exode 2, 19). Une nouvelle fois, l’ambivalence est de mise sur la véritable identité de Moïse. Les Sages du Midrash (Shemot Rabba 1, 32) interprètent différemment cette affirmation des filles d’Ythro. Voulaient-elles signifier qu’un hébreu habillé comme un Egyptien est intervenu ? Ou bien faisaient-elles sa louange en déclarant que l’homme qui a eu le courage d’affronter « un homme égyptien » a également eu la bravoure de les défendre ? D’autres maîtres par ailleurs tiennent rigueur à Moïse de ne pas avoir affirmé son identité hébraïque à cet instant, liant le refus divin de l’accepter en terre d’Israël à son absence de réaction (Devarim Rabba 2, 8).

    Lorsque Dieu lui apparaît et lui annonce sa mission de libérer les hébreux de l’esclavage égyptien, Moïse refuse cette tâche dans un premier temps (Exode 3). Pour comprendre son attitude, il faut avoir conscience du tiraillement qui l’animait : pourquoi se soucierait-il de « ses frères » qui l’ont rejeté quelques années auparavant lorsqu’il est sorti du palais du Pharaon ? Et pourquoi deviendrait-il l’instrument du châtiment de l’Egypte, alors qu’il a lui-même été élevé dans ce pays, et que son ambivalence entre son identité hébraïque et son identité égyptienne subsiste sûrement en lui ? Dieu n’accepte pas le refus de Moïse et répond à tous ses arguments. La « double nationalité » de Moïse, loin d’être un obstacle, constitue un pont indispensable entre les Hébreux asservis et le Pharaon.

    Revenu en Egypte, (Exode 5) Moïse replonge dans sa solitude, moqué par le Pharaon qui n’accepte pas ses exigences au Nom d’un Dieu qu’il refuse de reconnaître… Et critiqué par les Hébreux qui l’accusent d’être porteur de faux espoirs, lorsque le Pharaon redouble de cruauté contre eux après les premières plaies frappant l’Egypte.

    Ce n’est qu’après la sortie d’Egypte et la traversée de la mer rouge que les Hébreux vont pleinement accepter Moïse comme leur représentant : « Alors ils eurent foi en Dieu et en Moïse son serviteur » (Exode 14, 31). L’affirmation définitive de Moïse comme le libérateur du peuple hébreu, ou plutôt comme l’intermédiaire légitime de leur libération par Dieu, s’accompagne d’une affirmation de sa propre identité. Enfin reconnu par « ses frères », il quitte définitivement cette identité égyptienne qui le hantait. Si Moïse reste donc paradoxalement à l'écart de la sortie d’Egypte vécue par les Hébreux -ce qui explique pourquoi il n'est pas question de lui dans la Haggada- il vit en parallèle sa propre sortie d'Egypte, une quête identitaire qui lui permettra par la suite de rejoindre pleinement le peuple d'Israël et de le diriger. Et finalement, sa propre démarche n'est-elle pas celle qui nous interpelle le plus, davantage encore que l'enjeu national plus lointain, alors que nous-mêmes voguons d'une identité à l'autre, avec une difficulté certaine à nous voir exclusivement comme des hébreux sortis d'Egypte ?

    Yona GHERTMAN

  • La tsaraat, coup ou caresse ?

    • Le 13/04/2016

     Cycle : La parasha d’après le Netsiv*  

    Naftali tzvi iehuda berlin ha natziv 1a

    La tsara’at: coup ou caresse ?

     

    Après avoir détaillé les critères d’impureté liés à la tsara’at, la parashat Metsora décrit les procédures de purification propres à deux types d’affection: corps et vêtements. Faisons un petit retour en arrière, dans Tazria. Les formules employées par le texte pour décrire la tsara’at du corps et de l’habit sont: “Lorsque un homme aura sur sa peau…” (Vayikra 13:2), “Lorsqu’un vêtement sera atteint de tsara’at” (ibid. 13:47). Pour la première fois, notre Parasha évoque la tsara’at de la maison: “Je donnerai une affection de tsara’at dans une maison du pays de votre héritage” (ibid. 14:34). 

    Le Netsiv s’interroge sur cette formulation selon laquelle D. Se présente comme Sujet explicite de l’affection: “Pourquoi ce même langage n’est-il pas aussi utilisé dans le cas du vêtement qui fait également figure de miracle incroyable ?” (1). En s’appuyant sur le Midrash (Torat Cohanim 5:4), Rashi écrit: “Ceci est une annonce… car durant les 40 ans que les Bnei Israël avaient passé dans le désert, les Émoréens enfouissaient de l’or dans les murs de leurs maisons. Or quand la tsara’at se déclarait, on allait détruire les maisons et découvrir ces trésors”. Autrement dit, la tsara’at de la maison est un cadeau, d’après Rashi. Le Netsiv cite le Zohar qui va aussi dans ce sens: Les Cananéens avaient des pensées idolâtres lorsqu’ils ont construit leurs maisons sur le territoire d’Israël. La tsara’at permettait de palier à cette faille et de reconstruire les maisons d’Israël sur de bonnes bases. 

    Cependant, cette interprétation positive présente un bémol. Le Netsiv note que plus tard, dans Be’houkotay, l’expression “Je donnerai” est aussi utilisée pour annoncer des malédictions qui atteindront Israël dans sa globalité (2) (alors qu’ici on parle d’une Providence individuelle – hashga’ha pratit). Le Netsiv de conclure: “Celui qui en arrive à cette affection de la maison est voué à la destruction [au même titre que l’on détruisait les pierres affectées]. Ce qui ne s’applique pas à celui atteint par les vêtements”.  Ce qui est curieux dans cette interprétation du Netsiv, c’est que l’expression “Je donnerai” est aussi bien employée pour annoncer des bénédictions merveilleuses dans Be’houkotay. Pourquoi avoir opté pour la négative ? D’autant que Nahmanide précise dans son commentaire [Vayikra 13:47 et 26:11], que la tsara’at (et toute maladie) correspond à une époque où la perfection du peuple est telle que la maladie physique reflète l’interiorité, si bien que la personne atteinte consulte le prophète au lieu du médecin… Et Nahmanide d’ajouter que l’on parle ici du Olam Haba. 

    Une analogie assez naturelle découle de la tsara’at des maisons. D’après les Sages, la survenue de cette maladie (elle surnaturelle) était causée par le Lashon Hara (3). Traduisons Lashon hara dans son sens large: Une barrière à la relation humaine, ou un empiètement sur ce que pense, ressent ou véhicule mon prochain (4). Suite à l’affection d’une maison par la tsara’at, celle-ci devait être détruite. D’après le Netsiv, cette affection est de mauvaise augure. D’après le Zohar, elle permet de déraciner l’idolâtrie. Ceci fait penser à la destruction des Temples. La destruction du premier était causée par l’idolâtrie. Celle du second par la haine gratuite. Reste à découvrir les trésors que cache notre exil. Peut-être pourrions-nous dire que ces trésors représentent le dépassement et les forces insoupçonnées que nous déployons en milieu hostile. Au delà de l’actualité, notre vie, nos angoisses et nos doutes engagent des ressources que la facilité et la simplicité ne pourraient dévoiler. Ce sont ces pierres mal taillées qui recèlent des mines d’or. Notre perception n’en reste pas moins ambivalente, et il nous est difficile de penser les coups comme des caresses.

     

    ESTHER

     

    * R. Naftali Tsvi Yéhouda Berlin de Volozhin (1813-1893)

    * Lire le texte en hébreu.

    (1) Vayikra 13 :47 : “Lorsqu’un vêtement sera atteint de tsara’at”. Ramban écrit sur place que la tsara’at des habits, tout comme celles des maisons, constituent un miracle explicite. Le Netsiv réagit à cette explication.

    (2) Le Netsiv cite le Ramban pour établir le distinguo entre Providence globale et individuelle. C’est assez fabuleux de remarquer qu’il l’utilise comme preuve à son propos, alors que quelques lignes avant il marquait son désaccord avec Ramban !

    (3) Talmud de Babylone, Traité Arachin 15b: “Ceci est la loi du metsora’: Ceci est la loi de celui qui sort un mauvais renom” [jeu de mot entre metsora’ et motsi chem ra qui signifie “sortir un mauvais renom”]. Cette expression n’introduisant que la purification de la tsara’at du corps et des vêtements, le Talmud précise un peu plus loin (16a) que la tsara’at des maisons venait en réponse à tsarat ‘ayin – un œil malveillant.

    (4)   Il existe deux épisodes dans la Torah où l’on parle de personnes atteintes de tsara’at : Au buisson ardent, lorsque Moshé dit à Hashem « Les Bnei Israël ne m’écouteront pas », et dans le livre de Bamidbar, où Myriam est atteinte après avoir parlé à son frère de la femme que Moshé avait épousée. Le texte de la Torah ne précise pas le contenu de son discours. D’après certains commentateurs, Myriam plaignait la femme de Moshé dont il s’était séparé pour se consacrer aux besoins du peuple. Dans ces deux épisodes, le metsora’ est atteint après avoir parlé à la place de l’autre et anticipé son ressenti sans que celui-ci ne l’ait exprimé.