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  • Destination finale - Bo

       Cycle : la paracha selon le Sforno*

     Sforno 1

    Paracha Bo : Destination finale

     

     

    Shemote 10, 10

    « Voyez le mal est devant vos faces »

    Commentaire du Sforno :

    « Voyez qu’avec cette occupation vous marchez vers ce qui sera mal pour vous, et vous le trouverez. Ainsi : ‘[Je] marche vers la mort’ (Béréchit 25, 32) ; ‘Ses pieds descendent à la mort’ (Michelé 5, 5) ; et dans les paroles des Sages de mémoire bénie : ‘Ils courent vers le précipice’ (Berakhote 28b) ». 

     

    . Confronté aux plaies provenant de Dieu, le Pharaon accepte avec une grande réticence de laisser partir les Hébreux dans le désert. Il ne consent qu’à renvoyer les hommes, mais refuse dans un premier temps d’en faire de même pour les femmes et les enfants. Ce refus est précédé de cette déclaration énigmatique : « Voyez, le mal est devant vos faces ».

    . Le sens simple du texte (pchat) est que le Pharaon accuse Moché de penser à mal par sa demande : « Vous pensez à faire du mal dans votre cœur » (Rachbam). L’idée serait la suivante : ‘Puisque vous demandez à servir votre Dieu, et que ce service est le fait des hommes, votre demande de laisser également partir femmes et enfants montre que vos propos sont mensongers (mauvais)’.

    L’exégèse du midrash rapporté par Rachi s’éloigne grandement du sens littéral : « Il est une étoile du nom de רעה, le mal; Pharaon leur a dit: je vois à travers mon astrologie que cette étoile monte à votre rencontre, dans le désert (…) »[1].

    . Cette introduction me semble nécessaire pour situer la démarche du Sforno. Son commentaire en l’espèce est représentatif de sa méthode d’interprétation : A l’instar du Rachbam, il propose une lecture du sens simple du texte (pchat). Il lui rajoute néanmoins une dimension éthique en s’appuyant pour cela aussi bien sur des références bibliques que rabbiniques. La mention de ces dernières références s’éloigne toutefois de leur utilisation par Rachi, dont l’objectif est de présenter la lecture rabbinique du texte la plus admise[2]. Aussi les textes du Talmud et du Midrash constituent-ils pour le Sforno un instrument de compréhension du texte biblique comme un autre.

    . Une autre caractéristique de sa méthode se retrouve encore dans ce commentaire : son style lapidaire. Les commentaires du Sforno sont courts. Souvent, cela s’explique car il propose des explications à suite. Chaque commentaire est donc une partie de son commentaire global sur le sujet. Cependant d’autres fois, comme en l’espèce, son explication se suffit à elle-même. Elle ne doit pas nécessairement être liée à d’autres passages de son œuvre. Il est alors difficile de déterminer l’idée maîtresse. Aussi les références rapportées doivent-elles nécessairement être exploitées afin de cerner la pensée du maître.

     

    C’est à cet exercice qu’il convient maintenant de se livrer :

    1/ [Je] marche vers la mort’ (Béréchit 25, 32)

    C’est ici Essav qui s’adresse à Yaakov, alors que celui-ci lui demande d’échanger son droit d’aînesse contre le plat de lentille convoité par son aîné. Essav annonce explicitement qu’il n’a que faire de cette prérogative, car il « marche vers la mort ». Le droit d’aînesse (bekhora) n’étant autre que le service de Dieu, ‘marcher vers la mort’ représente l’antinomie exacte du service divin.

    2/ ‘Ses pieds descendent à la mort’ (Michelé 5, 5)

    Le sujet est ici « l’étrangère » qui détourne le ‘fils’ grâce à ses paroles mielleuses (Michelé 5, 1-3). Il s’agit autant de la tentation physique que de la tentation intellectuelle, les deux détournant l’homme du service divin (Malbim). « Ses pieds descendent à la mort » après avoir détourné l’homme de Dieu.

    3/ ‘Ils courent vers le précipice’ (Berakhote 28b) 

    Ce passage de la Guemara est la fin d’un texte récité à la fin de l’étude. Il oppose ceux qui vaquent à leurs occupations journalières à ceux qui étudient la Torah : « Je reconnais devant toi, Hachem mon Dieu, qui a mis ma part parmi ceux qui s’assoient au Beth HaMidrash, et non parmi ceux qui s’assoient dans les coins [dans leurs commerces ou dans la rue] ; car je me lève le matin et ils se lèvent le matin ; mais je me lève pour parler de Torah, alors qu’ils se lèvent pour parler de choses vaines ; je travaille dur et ils travaillent dur ; mais je travaille et je reçois un salaire, alors qu’ils travaillent et ne reçoivent pas de salaire ; je cours et ils courent ; mais je cours vers le monde à venir ; alors qu’ils courent vers le précipice ».

     On constate qu’ici le ‘précipice’ (béer sha’hat) est opposé au monde futur. Tout est dit : étudier la Torah -dans l’objectif de servir Dieu- mène à la félicité éternelle. Agir différemment mène à la mort terrestre, sans espoir de dépasser ce monde ci et ses préoccupations matérielles.

     

    . Une fois ce regard posé sur les sources rapportées par le Sforno, nous pouvons enfin appréhender le génie de son commentaire : Alors que Moché demande au Pharaon qu’il laisse partir les hébreux pour aller servir Dieu, celui-ci leur répond que ‘servir Dieu’ équivaut à l’inutilité absolue. Pour lui, ‘servir Dieu’, c’est marcher vers la mort. Ce discours montre donc à quel point la ‘philosophie’ de l’Egypte asservissant les hébreux se trouve-t-elle à l’exact opposé de l’idéal prôné par la Torah.

    La ‘destination finale’ diffère en fonction du point de vue. Etre juif nécessite parfois de s’affirmer clairement par le rejet des autres modes de vie. Là où les ‘modernes’ voient d’un œil méprisant le vieux juif barbu tenant sa Guemara dans sa main gauche et son talith dans la main droite, les maîtres du Talmud voient dans un tel regard des hommes destinés à mourir sans espoir de lendemain… Et le Sforno de nous rappeler subtilement que cet œil méprisant n’est autre que celui du Pharaon.

     

    Yona GHERTMAN

     

     

    *Rav 'Ovadiah Sforno, Italie 1480-1550

    Texte original :

    ספורנו שמות פרק י

    ראו כי רעה נגד פניכם. ראו כי אתם הולכים בעסקכם זה אל הרע לכם ותמצאוהו, כענין הולך למות (בראשית כה, לב) רגליה יורדות מות (משלי ה, ה) וכדבריהם ז"ל והם רצים לבאר שחת (ברכות כח ב)

     


    [1] La suite du Midrash est connue. Je la reproduis toutefois en entier : « D'après le midrach agada que j'ai entendu, il est une étoile du nom de רעה, le mal ; Pharaon leur a dit : je vois à travers mon astrologie que cette étoile monte à votre rencontre, dans le désert; c'est un signe de sang et de meurtre. Or, quand le peuple d'Israël a commis la faute du Veau d'or, Dieu voulut effectivement les tuer ; Moïse a dit alors dans sa prière : Pourquoi les Egyptiens diraient-ils: il les fit sortir sous ra'a?». On notera que Rachi renvoie toutefois dans un premier temps à la traduction d’Onkelos.

    [2] Lorsque Rachi affirme vouloir expliquer le ‘sens simple du texte’ (pchat), cela doit être compris comme : l’interprétation rabbinique la plus logique du texte. Voir à ce sujet l’explication détaillée de Micho Klein : « Le pchat selon Rachi ».

  • Interview de Yoël HANHART

    • Le 13/01/2018

    Interview de Joël HANHART 

    Yoel hanhart

    Auteur de l'ouvrage :

    Un illustre inconnu, Une biographie du Docteur Waldemar Mordekhaï Haffkine

     

    Yoël Hanhart est connu des lecteurs du site des études juives pour les billets qu'il y publie régulièrement. Il habite à Jérusalem où il travaille dans le domaine médical, tout en gardant un temps important pour l'étude de la Torah. C'est dans le cadre de sa thèse de doctorat qu'il s'est intéressé à la personne de Waldemar Mordekhaï Haffkine, une personnalité exceptionnelle, étonnamment peu connue des générations actuelles, malgré son apport considérable dans le domaine de la recherche médicale et pour le monde juif.

     

    Un illustre inconnu

    Yona Ghertman : Pourquoi t’être intéressé au Docteur W. M. Haffkine au point d’écrire ta thèse de doctorat à son propos ?

    Yoël Hanhart : En cinquième année de médecine, j’avais commencé à faire de la recherche sur des cellules cancéreuses dans un sous-sol de l’hôpital et, très franchement,  les choses n’avançaient pas. Alors, j’ai décidé de prendre l’air. Je n’ai pas eu grand-peine à convaincre Vincent Barras, directeur de l’Institut universitaire d’Histoire de la médecine et de la santé à Lausanne (situé alors dans un sous-sol plus aéré et lumineux que les laboratoires d’oncologie !), que Haffkine, enterré dans cette ville et tombé dans l’oubli, méritait que l’on s’y intéresse.

    Pourquoi Haffkine ? D’abord, il me semblait plus exaltant de m’intéresser à une thématique laissée en friche, en l’occurrence un chercheur oublié à la trajectoire inédite, que d’enfoncer des portes ouvertes, par exemple effectuer des recherches sur une personnalité à laquelle on a déjà consacré quinze biographies. Ensuite, la présence à Jérusalem des archives personnelles de Haffkine, très peu étudiées, laissait entrevoir des horizons méthodologiques plutôt agréables. Surtout, ce que je savais a priori de Haffkine invitait à la découverte : un bactériologue au parcours résolument atypique, qui s’était fait connaître comme activiste juif.

    Y.G : Quelles sont les différences entre ce livre que tu sors maintenant aux éditions Lichma et ta thèse publiée l’an dernier aux éditions Honoré-Champion ?

    Y.H : L’ouvrage paru en 2016 chez Honoré Champion se compose de trois parties. La première est à proprement parler biographique : en me basant sur les archives de Haffkine et en les replaçant, tant que faire se peut, dans leur contexte, je m’efforce de retracer la vie de cet homme, y compris dans la démarche intellectuelle qui la nourrit. Évidemment, une très grande humilité s’impose dès lors que l’on prétend lier entre eux des événements, même (et peut-être surtout) micro-historiques, en y lisant une démarche. Dans la seconde partie, plus historiographique, je m’interroge sur la disparition pour le moins étonnante de Haffkine. Comment se fait-il qu’il ait été oublié presque partout ? Enfin, dans la troisième partie (les trois étant en fait intriquées), j’explore quelques hypothèses sur le pourquoi. Que révèle de nous, porteurs d’une mémoire, l’amnésie relative à Haffkine ?

    Il s’agit là d’un ouvrage bourré de notes de bas de page, qui se veut érudit ou, tout au moins, paraît dans le cadre d’une collection intéressant en premier lieu les chercheurs.

    Tout autre est le public auquel se destine le livre récemment paru aux éditions Lichma. Seule la biographie de Haffkine y est exposée, sans que les épisodes liés au développement du vaccin n’y prennent trop de place. Il en ressort l’histoire stupéfiante, à travers sept décennies, d’un homme habité par un souci permanent, qui donnera une cohérence à ses actions polymorphes : que peut bien signifier, ici et maintenant, être Juif ? En ce sens, ce deuxième ouvrage devrait permettre à un plus large public de découvrir la trajectoire de Haffkine.

     

    Couverture livre haffkine hc

     

    Y.G : Dans ton ouvrage, tu traites de la carrière scientifique de W.M Haffkine et de son implication pour la communauté juive… Mais qu’en est-il de sa vie personnelle : était-il marié et a-t-il eu des enfants ? Si oui, comment s’est-il attelé à leur transmettre la Torah ?

    Y. H: Haffkine ne s’est pas marié et n’a pas eu d’enfants. Au sens biologique s’entend. Car sa contribution au développement du monde des yechivoth, son engagement total en faveur de l’éducation juive font de nous ses héritiers, instaurant ainsi entre Haffkine et ceux qui étudient aujourd’hui la Thora une forme de filiation. C’est en ce sens que j’ai placé, en épigraphe, la sentence de rabbi Chmouel bar Na’hmani au nom de rabbi Yo’hanan (Sanhedrin 19b) : « quiconque enseigne la Thora au fils de son prochain, c’est comme s’il l’avait enfanté. »

     

    Y.G : Waldemar Mordekhaï Haffkine est-il aujourd’hui reconnu par la communauté scientifique et médicale pour ses recherches - et découvertes - sur le choléra et la peste ?

    Y. H : Pour dire les choses simplement, non ! Hormis quelques spécialistes en histoire de la médecine, peu retiennent de nos jours le nom de Haffkine, qui était pourtant mondialement connu de son vivant. En ce qui concerne ses découvertes en bactériologie, cela peut s’expliquer, en partie, par le changement de paradigme qu’a signifié l’antibiothérapie. Toutefois, Haffkine est beaucoup moins connu que certains de ses contemporains qui ont fait des découvertes du même ordre. Qu’il ait appliqué les méthodes de Pasteur en des terres britanniques, qu’il n’ait pas été médecin mais biologiste : voici autant d’éléments qui n’ont pas joué en faveur de sa notoriété posthume. On pourrait y ajouter son profil peu conventionnel. A noter cependant que l’Institut qu’il a fondé à Bombay et qui porte son nom rend ce dernier relativement familier à certaines couches de la communauté scientifique indienne. Haffkine a mis au point une méthode de validation de ses vaccins, basée sur l’utilisation d’un groupe-contrôle, qui constitue un jalon important en médecine basée sur des preuves. Là aussi, on aurait pu s’attendre à ce qu’il soit reconnu de nos jours. Ce n’est pas le cas.

    Nous touchons là au second volet de l’ouvrage paru chez Honoré Champion.

    W m haffkine

     

    Y.G : Dans ton ouvrage, tu parles d’une ‘petite affaire Dreyfus’ à propos du scandale qui évinça Haffkine de la place qu’il occupait à Bombay à la tête de la lutte contre le choléra et la peste. Etait-ce vraiment lié à son judaïsme ? Un non-juif au même poste n’aurait-il pas subi les mêmes travers de la part des instances officielles attachées à leurs habitudes et de ses collègues trop ambitieux ?

    Y. H : Impossible de répondre avec assurance. Je n’ai pas connaissance de traces écrites qui permettent de lier son éviction à des motifs antisémites. Cela ne doit pas pour autant nous empêcher d’analyser l’affaire en question à la lumière d’événements similaires qui se sont déroulés dans un contexte fort ressemblant et de constater que la vindicte qui s’est abattue sur Haffkine semble disproportionnée, qu’au sein de l’appareil sanitaire colonial, il n’y a eu que très peu de résistances à sa mise à l’écart. Haffkine était un outsider. Sa judéité n’était qu’un élément, sans doute le plus saillant, de cette différence. Et, de manière générale, dans le climat qui prévalait alors au sein de l’administration britannique en Inde, cette singularité ne jouait pas en sa faveur. Oui, Haffkine avait des ennemis. S’il était né Écossais, qu’il avait étudié la médecine et porté la moustache, peut-être en aurait-il eu tout autant. Peut-être qu’il aurait trouvé plus de soutiens sur place. Quoi qu’il en soit, à force de peut-être, on quitte le champ de l’analyse historique pour tomber dans celui de l’uchronie.

     

    Y.G : On aurait tendance à vite classer Haffkine dans le modèle de ‘Thora im derekh-erets’, au regard de son activité scientifique et de sa défense du judaïsme orthodoxe… Pourtant, son attachement au modèle de l’élève juif du ‘heder dont le seul apprentissage utile est celui de la Guemara s’écarte de ce modèle… On peut faire un constat similaire en ce qui concerne son soutien à l’établissement des juifs en Erets-Israël, en parallèle de son soutien aux Yéchivot et institutions de Thora en Europe de l’Est… En dressant ces constats, peut-on avancer que le judaïsme de Haffkine transcendait les modèles et catégories connus ?

    Y. H : Indéniablement, Haffkine se jouait des cloisons que nous aimons établir entre différents modèles. Cela d’ailleurs explique en grande partie la difficulté à le rattacher à un milieu et, par ricochet, la disparition mémorielle dont il a été l’objet.

    Première remarque. Pour répondre à cette double question, il convient tout d’abord de constater que Haffkine était davantage un homme d’action qu’un théoricien. Haffkine était amoureux : de l’humain, donc d’Israël et donc de la Thora. Il explicite cette séquence dans son Plaidoyer pour l’orthodoxie publié en français il y a un siècle. En Inde, il éprouvait la nostalgie du ‘heder qu’il n’avait pas fréquenté. Les modes d’éducation juive qu’il découvrit en Pologne et en Biélorussie le fascinèrent. Ses actions autant que ses écrits déclinent cet amour, qui se manifeste de différentes manières, quelles que puissent être les petites cases dans lesquelles on a trop souvent l’habitude bien confortable de classer les gens et leurs idées.

    Deuxième remarque préliminaire : certains enjeux traversent les époques mais, selon, la manière dont on les formule, nous font courir le risque de l’anachronisme, qui court-circuiterait la réflexion historique. Quand Haffkine s’intéresse à l’éducation juive, il se réfère parfois à la masse, parfois à une élite. Or de nos jours, pour des raisons propres au développement du judaïsme après la Shoah, particulièrement en Israël, cette distinction n’est plus forcément pertinente. En ce qui concerne la masse, Haffkine mène un travail de fond, qui passe notamment par son engagement au sein de l’Alliance israélite universelle. Il s’agit ici d’abandonner certains modèles assimilationnistes, à rapprocher de ceux en faveur desquels son père avait lutté. Son testament concerne l’élite du peuple juif, les talmidim et leurs maîtres qu’il a découverts en Europe de l’Est.

    Pour ce qui est du modèle éducatif, Haffkine ne voyait pas dans sa propre carrière un modèle à imposer à qui que ce soit. Il est très clair à ce sujet dans son testament par lequel il établit la Fondation de soutien aux yechivot. Le plus judicieux est sans doute de l’écouter dans ses propres mots. Voici quelques extraits de son testament: « La condition déterminante pour la préservation des communautés juives a de tout temps été, comme elle l'est tout particulièrement en ce moment-ci, la présence dans ces communautés de guides spirituels jouissant d'influence par suite de leur science. », « Les écoles qui fournissent les seuls guides et les seuls instructeurs et ministres de religion qui peuvent avoir accès aux millions de Juifs vivant dans les conditions bouleversées de l'Europe orientale sont les centres traditionnels d'enseignement [...] qui, durant des siècles, ont maintenu la vie intellectuelle et morale de notre peuple. ». Haffkine précise ensuite que l'allocation de subsides ne doit pas être employée « comme moyen d'imposer aux Yeschivoth des altérations dans leurs programmes ou dans leur méthodes d'étude ou d'enseignement ». Haffkine est « personnellement d'avis que quelque instruction en sciences naturelles – physique, chimie, biologie, géologie, cosmographie – représente, là où telle instruction est donnée, un complément utile au programme principal de la Yeschiva, le but étant que les élèves ne soient pas aveuglés, comme ils le sont quelquefois à la sortie de l'école, par la splendeur des sciences en question et qu'ils ne soient pas par là amenés à sous-estimer le savoir acquis dans la yeschiva» « De même l'opinion est soutenable que ces élèves devraient être instruits en quelques ouvrages manuels, tels que l'horlogerie, par exemple, ou l'orfèvrerie [...], le but dans ce cas étant de préserver de la misère ceux d'entre eux qui par la suite ne trouveraient pas d'autres moyens de gagner leur vie. » Rien ne laisse transparaître ici une valorisation de la vie professionnelle en tant que telle au détriment du temps consacré aux études talmudiques per se. Tout au plus, l'apprentissage d'un métier manuel a-t-il pour l'étudiant rabbinique valeur d'appoint financier. Et encore, Haffkine nuance-t-il : « Quelque légitimes que puissent paraître de telles opinions, il est de ma connaissance que certains chefs d’Yeschivahs ne les partagent pas, et je désapprouve toute tentative de les y amener par des considérations matérielles. »

     J’en viens à la seconde partie de ta question : comment Haffkine a-t-il pu à la fois soutenir l’établissement des Juifs en Erets-Israël et les yechivot et institutions de Thora en Europe de l’Est ?

    Tout simplement, parce qu’il ne voyait là aucune dichotomie. Pour en revenir au modèle hirschien que tu as évoqué, sur ce point, il est évident que Haffkine s’en écarte, en ce qu’il ne considère pas la galout comme intrinsèquement positive. Très tôt, il la considère comme un état anormal et le Retour, sous toutes ses formes, comme un appel qui l’engage intégralement. Haffkine clame que le monde des yechivot est l’ossature du peuple juif. Cela n’enlève rien à la centralité d’Eretz Israël, bien au contraire. Tout au plus, cela le conduit-il à adopter une attitude de suspicion envers la branche laïcisante du sionisme. Le déplacement massif en Israël des yechivot qu’il a soutenues, la superposition sous nos yeux de ces deux centres (qui en réalité n’en sont qu’un)  – Eretz Israël bruissant du murmure des yechivot – nous montre ce que son attitude, faite d’amour et de rigueur, avait de visionnaire.

    Y.G : W.M Haffkine a risqué sa vie afin de vacciner les populations indiennes. En parallèle il se battait pour la défense d’un judaïsme centré sur la Thora et les mitsvot ; ainsi que pour la sauvegarde des populations juives opprimées -physiquement en Europe de l’Est ou intellectuellement en Europe de l’Ouest…. Peut-on dire que cet aspect aussi universel que particulariste fait de Haffkine un idéaliste un peu utopique ?

    Y. H : Dans l’exacte mesure où nos grands hommes sont des idéalistes. Où en sommes-nous arrivés pour croire que la pratique des mitsvot, une vie centrée sur la Thora devrait s’opposer au désir de servir l’humanité ? Est-ce une utopie que de considérer que les deux vont nécessairement de pair, mieux qu’on ne saurait se rapprocher de D’ en s’écartant de Ses créatures ou en les méprisant ? Le particularisme est la voie royale pour apporter le bien à tous. C’est la vision que Haffkine défend dans son Plaidoyer. Il ne s’agit pas chez lui d’une rhétorique creuse, mais bien d’une démarche d’ensemble.

    W mh

    Y.G : Parmi toutes ses fréquentations, j’ai remarqué dans ton ouvrage que W.M Haffkine a côtoyé Aimé Pallière. Or il se trouve que ce dernier est celui qui a adapté pour le public francophone l’ouvrage monumental du rav Elie Benamozegh sur l’aspect universaliste du judaïsme (Israël et l’humanité). Faut-il voir dans ce travail l’influence de Haffkine ? Et plus largement : Y a-t-il eu une postérité à ce judaïsme porté par les deux hommes, mettant à la fois l’accent sur l’identité juive religieuse et sur la considération de l’autre (non-juif) ?

    Y. H : A ma connaissance, les deux hommes se sont croisés sans vraiment se fréquenter. Aussi, je ne crois pas que les idées de l’un aient eu un impact profond sur les propos de l’autre. En 1917, Haffkine et Pallière militent ensemble dans les “Ohabé-Sion”, association qui ressuscite les ‘Hovevé-Tsion auxquelles Haffkine était affilié plus de vingt ans auparavant. Le contexte a changé : l’adhésion à une forme de sionisme philanthropique atteint des franges beaucoup plus larges de la communauté. Et, sous l’impulsion de personnages étonnants comme Aimé Pallière et Waldemar Mordekhaï Haffkine, on cesse d’être des israélites, voués à l’assimilation, pour redevenir des Juifs. En ces années-là, le Paris juif, en ses multiples composantes qui ne se côtoient pas toujours, est en effervescence. Fédérant les Juifs issus de l’immigration, Haffkine œuvre à Versailles pour que soient assurés les droits des communautés juives dans les nouveaux pays établis à l’Est. Aimé Pallières, qui propose que l’association ressuscitée des ‘Hovevé-Tsion soit affiliée au mizra’hi, donne conférence à Cadet. Jérusalem, pour les deux hommes, a vocation d’être « un centre religieux pour Israël et pour l’humanité ».

    Les thèses de Haffkine dans son Plaidoyer font écho à celles du rabbin Benamozegh, que Pallière fait découvrir au public francophone : « C’est la Religion même ; toutes les autres, comme autant de manifestations spéciales répondant aux besoins des différentes races, se groupent autour d’elle dans une relation plus ou moins étroites, selon qu’elles s’écartent ou se rapprochent davantage des vérités fondamentales dont elle a la garde, et toute l’humanité se trouve ainsi religieusement organisée dans une unité très réelle, bien qu’elle implique par la nature même des choses, des diversités nombreuses et nécessaires. Le judaïsme est le foyer, le centre de la religion universelle[1]. »

    Cette ode à la fraternité humaine se lit comme un prolongement du Plaidoyer. « Israël et l’humanité ne sont point des termes qui s’excluent l’un et l’autre. [...] Entre la vocation israélite et l’unité humaine, entre la patrie palestinienne et la fraternité des nations, il n’y a aucun antagonisme véritable. La règle sacerdotale des Juifs et la religion universelle, la Loi du Sinaï et la révélation commune à tous les hommes se concilient admirablement dans une synthèse supérieure[2]. »

    Quant à ces idées, qui concilient admirablement respect des mitsvot et désir du bien commun, particularisme national et vision d’ensemble, j’ose espérer qu’elles ne sont pas lettre morte. Ne devrait-elles pas constituer le socle sur lequel nombre d’entre nous nous tenons quand il s’agit de donner sens à notre action individuelle et collective ? A titre personnel, je ne crois pas avoir saisi d’antagonisme entre vécu juif et considération pour autrui dans son altérité, respect des mitvot et des hommes, parmi ceux que je considère comme mes modèles et dont j’espère qu’ils m’ont forgé. J’irais jusqu’à affirmer que la disconjonction entre  « l’identité juive religieuse » et « la considération de l’autre (non-juif) » est le symptôme éminent d’une déperdition de notre être. A nous de retrouver cette authenticité. Et s’il faut traduire en démarche pédagogique ce désir d’être nous – nous avec les autres, pour les autres, parmi les autres –, alors, oui, la biographie de Haffkine s’offre comme exemple. Voilà, je l’espère, une justification à ce livre. Assurément, « la réussite » d’un ouvrage de ce type tient à ce qu’il fait vibrer chez le lecteur : au fil des pages, la pensée de Haffkine entrera-t-elle en résonnance avec d’autres pensées, sa trajectoire avec d’autres trajectoires ? S’ouvrira-t-on de nouveaux horizons par-delà les phrases qui le constituent ? Travail de lecture plus exaltant que celui de l’écriture, parce qu’il fait appel à l’intelligence des lecteurs, dans leur pluralité. Dans ta question, je lis aussi une invitation, pour Juifs et non-Juifs, à redécouvrir la pensée lumineuse du rabbin Benamozegh. Il y a là de quoi dépasser ces petites cases terriblement réductrices dans lesquelles nous avons tendance à classer les autres et, in fine, à nous cantonner, percevant de la dichotomie là où devrait briller l’harmonie.

    Israel et l humainte

     

    Y.G : Tu expliques dans ton livre que Haffkine fut très impliqué dans le mouvement des Ohavé Tsion (Amants de Sion), qui prônait un sionisme davantage religieux que politique, contrairement au sionisme de Théodore Herzl que le Dr. Haffkine fustigeait pour son éloignement de la véritable identité juive. L’une des figures de ce mouvement était A’had Ha’am (Asher Ginsberg) qui fut notamment l’un des seuls théoriciens du sionisme à mettre en garde contre la colonisation de la population arabe en Palestine. Quelles étaient les relations entre les deux hommes ? Haffkine qui était connu pour son respect de tous les hommes a-t-il lui aussi émis des réserves à l’implantation des juifs au mépris du sentiment nationaliste arabe alors embryonnaire (je pense ici au pogrom de ‘Hevron qui éclata à peine quelques mois avant la mort de Haffkine) ?

    Y. H : Merci Yona de faire vivre ce récit par ta lecture. On retrouve, en effet, dans les archives Haffkine les traces d’une correspondance entre les deux hommes, bien après que Haffkine eut quitté leur Ukraine natale. Comme tu l’as souligné, Haffkine, scolarisé en milieu russe pour mieux s’assimiler, apprend à admirer le ‘heder. A’had Ha’am, issu d’une famille ‘hassidique, quitte le ‘heder pour tenter de donner à la judéité un autre contenu. Les deux hommes, qui ne se sont peut-être jamais physiquement rencontrés, se retrouvent sur plusieurs points, notamment le développement du yichouv en Eretz-Israël et, chacun pour ses raisons, une forte méfiance envers l’idéologie dont Herzl et ses successeurs au sein du mouvement sioniste se font les porteurs. Anciens ‘Hovevé Tsion, tous deux prennent leur distance avec le sionisme politique, sans pour autant lui refuser leur aide ponctuelle quand, au sortir de la Première Guerre mondiale, les cartes se redistribuent entre Puissances, modifiant radicalement l’équation moyen-orientale.

    Quelques différences notables : Haffkine n’a de cesse de dénoncer la dissociation entre pratique des mitsvot et éthique du judaïsme qui sous-tend la pensée de A’had Ha’am. Il est inconcevable, dit Haffkine, de penser le peuple juif, dans sa continuité, sans se référer à la Thora, en ce qu’elle a de prescriptif. Les mitsvot, affirme Haffkine, garantissent la pérennité du peuple juif. Et toute tentative de formuler un judaïsme qui s’en défasse est vouée à l’échec. Haffkine le dit et le répète à ses interlocuteurs, englués dans différents modèles pauliniens : aux partisans de l’assimilation à la matrice européenne, notamment à Salomon Reinach ; à ceux qui voient dans l’Amérique ou dans la Russie soviétique leur Terre promise ; à ceux qui se disent d’un sionisme post-judaïque. S’il ne l’a pas explicitement dit à A’had Ha’am, voilà le discours qu’il aurait pu lui tenir. Il faut être très prudent avec le conditionnel passé. Pour en revenir à ta question précédente, voilà aussi ce que Haffkine aurait pu dire à Aimé Pallière. La forme de judaïsme qui se dessine alors à Copernic, autour d’Aimé Pallière, de Louis-Germain Lévy, sous les auspices de Théodore Reinach, à laquelle Haffkine dit ne pas vraiment s’intéresser[3] , celle-là même qui s’éteint en Allemagne et, d’une certaine manière, s’épanouit aux États-Unis est condamnée à n’être, pour reprendre les termes de Haffkine, qu’ « une aile du christianisme ».

    Quant à savoir si Haffkine a prévu et prévenu que se dessinerait un nationalisme arabe qui entrerait en concurrence avec le sionisme, pour autant que je puisse en juger, la réponse est négative. Au tournant du siècle, Haffkine demande à son ami l’Aga Khan, dirigeant des Ismaélites, de plaider auprès du Sultan pour que les Juifs puissent acquérir des terrains en Eretz-Israël. A cette époque, la clé du développement du yichouv se trouve dans les tiroirs du palais du Sultan. Byzantines subtilités auxquelles Herzl s’est confronté. C’est dans les arcanes de ce pouvoir qu’il faut chercher les obstacles à l’essor du yichouv. Haffkine le sait. Le nationalisme arabe ne se déploiera qu’ultérieurement, et son versant dit palestinien bien des années seulement après le décès de Haffkine.

    Contrairement à A’had Ha’am, Haffkine ne s’est pas rendu en Eretz-Israël, le déclenchement de la Première Guerre l’ayant empêché de gagner Jérusalem pour y enseigner la bactériologie à l’Université hébraïque. Il suit attentivement les difficultés que le yichouv y rencontre, et s’émerveille de ses réalisations. Haffkine, qui rencontre à Paris l’ambassadeur américain Elkus alors que les troupes britanniques font route vers Jérusalem, l’interroge sur le sentiment de la population arabe locale à l’égard des Juifs. Elkus le rassure. Ce qui se joue, c’est le sort général du Proche-Orient dont les Ottomans sont en passe d’être chassés et que découpent les accords Sykes-Picot. Pour avoir vécu plus de vingt ans en Inde, Haffkine sait que la Couronne britannique ne laissera que très difficilement ses sujets s’émanciper. Actif à Versailles, alors en contact avec ‘Haïm Weizmann, Haffkine est informé de l’accord passé entre celui-ci et l’émir Fayçal. Dans ce contexte, je ne crois pas qu’il ait été conscient, comme A’had Ha’am l’a été, que les Arabes sur place n’accueilleraient pas indéfiniment les Juifs avec le sourire. En 1929, les nouvelles d’Eretz-Israël le touchent donc de plein fouet. Voilà que reprennent les pogroms, contre lesquels il a lutté depuis son enfance, là-bas ! Je n’ai pas le souvenir, dans les archives que j’ai consultées, de documents explicites au-sujet du nationalisme arabe qui me permettraient d’offrir une réponse plus précise et mieux argumentée à ton interrogation sur « le respect de tous les hommes » et « l’implantation des Juifs ». Néanmoins, de manière générale, force est de convenir que, pour Haffkine, la question de la violence, inhérente à toute politique, s’efface face à celle du lien. Qu’est-ce qui permet aux différents groupes humains de se constituer, de partager ? C’est par ce questionnement que Haffkine ouvre son Plaidoyer. Écoutons-le, parlant du lien en général : « Sans doute, par nature, l’homme est un être social – un zôon politikon – mais ce penchant inné ne l’attache qu’à de petits groupes d’individus, tels que la famille, le clan, ou le cercle de gens qu’il connaît. A mesure que le groupe s’étend en nombre, s’il est abandonné à sa tendance naturelle, il se divise et se désagrège. Les dispositions requises pour maintenir la cohésion entre les membres de larges communautés ne sont donc nullement innées à l’homme, pas plus que ne le sont la plupart des branches du savoir et d’activité sur lesquelles se fonde la vie civilisée[4]. » Prêtons l’oreille, plus attentivement, à ce que Haffkine dit du lien instauré par la pratique que tu qualifie de « religieuse ». « Venant du fond des âges, cimentée par l’œuvre des siècles, une telle union est pour le bien général un facteur d’une puissance incalculable ; la laisser péricliter et se désagréger, c’est infliger à l’Humanité une mutilation[5]. »

    C’est le même Haffkine qui souscrit aux objectifs des “Ohabé-Sion” : « Aider à la reconstitution du foyer juif en Palestine et au renouveau spirituel dont cette reconstitution est le signe et la promesse[6]. »

    Tu l’auras compris, pour Haffkine, le développement du yichouv participe du bien commun. Il concerne tous les hommes, pas seulement les Juifs. Il ne s’agit pas de ce que les anciens colonisateurs nomment aujourd’hui colonialisme. Mais d’une vision globale de la place des Juifs parmi les nations. Tu emploies la minuscule. Pour Haffkine, ceux-là méritent la majuscule. Et c’est avec cette majuscule, membres d’une nation et pas simplement coreligionnaires, qu’ils peuvent tendre la main aux autres groupes humains.

    La Thora, dit Haffkine, est notre drapeau. En ce sens, il diffère tout à la fois de Herzl et d’A’had Ha’am. A nous de dépasser, avec Haffkine, les antagonismes qui nous paraissent souvent évidents pour retrouver une vérité première : la voie qu’Avraham nous ouvre est celle par laquelle seront bénies toutes les nations de la terre.

     

    Y.G : Dans la présentation qui est faite de l’ouvrage sur la quatrième de couverture, il est écrit que sa lecture peut permettre « certainement de mieux cerner les questionnements posés par notre époque à la collectivité juive ». Dans quelle mesure ?

    Y. H : Il me semble qu’au cours de cette conversation, dont je te remercie, nous avons abordé, frontalement ou tangentiellement, certaines de ces problématiques. Puisque cet ouvrage est publié en français, restons-en à la situation en France. Si l’on s’intéresse à la collectivité juive, il faut constamment garder à l’esprit ce qu’a signifié pour elle la Shoah, la création de l’Etat d’Israël, l’arrivée des Juifs d’Afrique du Nord puis les modifications du discours public consécutives à l’irruption de l’islam. Plus spécifiquement, le judaïsme de la pratique et de l’étude, que défendait Haffkine à une époque où il était de bon ton de le croire condamné à rapidement disparaître, ce judaïsme a désormais droit de cité et s’est imposé, même pour ses détracteurs, dans sa pérennité. Dans ce paysage remanié, dès lors qu’il s’agit de donner un contour au nous, et partant de définir la relation qu’il entretiendra avec les autres, certaines questions subsistent pourtant, dans toute leur acuité. Il serait difficile de ne pas lire comme actuelle la question générale de la relation entre République et collectivité juive, désormais reconnue en tant que communauté. Avec l’effondrement du modèle napoléonien auquel Haffkine s’est confronté, apparaissent les accusations de communautarisme et de double allégeance. Comment y répondre ? Voici un exemple de question très précise à laquelle Haffkine a été sommé de répondre, que ce soit avant l’Affaire Dreyfus, à l’issue de la Première Guerre mondiale ou dans les années 1920. Toujours dans cette interface entre nous et les autres, qui n’est qu’une certaine manière de dire le nous, là où inévitablement s’insinue le problème du leadership et de la légitimité, se pose une question qui n’est pas que tactique. Dans quelle mesure faut-il travailler de concert avec des groupes et des personnalités qui tiennent un discours opposé ?  Quelles sont les limites de cette œuvre commune ? Jusqu’à quand dépasser les oppositions au nom de l’unité ? Sa vie durant, Haffkine a tenté de répondre à ces questions, vivant dans un climat de crise qui semble consubstantiel à la vie collective du peuple juif. Poser ces questions, leur donner une assise diachronique, écouter les réponses que d’autres y ont apportées : voilà de quoi alimenter notre réflexion. Et j’espère que, selon ses préoccupations, chacun pourra lire chez Haffkine, dans ses certitudes et ses hésitations, les prémisses et les reflets des débats qui nous animent et nous agitent, ici et maintenant. L’objet historique nous réfléchit en effet notre propre image. Il nous oblige à une gymnastique de l’esprit. Cette réflexion nous permettra, peut-être (et celui-ci est combien nécessaire !), de nous reformuler, en les enrichissant, nos propres interrogations. En ce sens, l’anachronisme que nous avons évoqué tout à l’heure ne serait plus écueil, mais ouverture, par l’approche biographique, vers une histoire qui nous féconde et que nous fécondons. Bien sûr, l’histoire ne s’écrit pas ; on l’écrit. Dans la seconde partie de l’ouvrage publié chez Honoré Champion, je tente de comprendre comment on a retranscrit celle de Haffkine. L’histoire féconde peut-être nos questionnements ; en s’intéressant à l’historiographie, on peut apprendre à les pondérer, à les lire à l’aune du non-dit. Et je crois que la figure évanescente de Haffkine est à ce titre éloquente.

     

     

    J. Hanhart, Un illustre inconnu, Une biographie du Docteur Waldemar Mordekhaï Haffkine, éditions Lichma, 2017, 300 pages.

    www.editionslichma.com 
     

  • La techouva de Pharo

    Cycle : la paracha selon le Sforno*

    Sforno 1

    Parashat Va’era - La teshouva de Par’o

     

    Nombreux sont les commentateurs qui se sont penchés sur le probleme theologique posé par le verset répété en plusieurs endroits de nos parashiot : « Et j’endurcirai le cœur de Par’o, et il ne laissera pas les enfants d’Israël sortir d’Egypte »[1].

    Comment Dieu peut-il intervenir dans le libre-arbitre de l’homme, comment peut-il fermer les portes du repentir.

    L’avis du Rambam[2] -cité par ailleurs par le Ramban sur notre verset- fait sans doute partie des avis les plus connus sur cette question : « Il peut advenir que l’homme, ayant trop fauté, se voie retirer sa possibilité de repentir ! Ceci, de manière punitive, afin qu’il meure en fauteur »

    Ainsi, d’après Maimonide, Par’o ayant trop fauté se voit de manière punitive, et à titre totalement exceptionnel, retirer sa possibilité de repentir… Cet avis, étonnant de prime abord, a fait couler beaucoup d’encre…

    Le Sforno choisit quant à lui une direction radicalement différente !

    Si Dieu endurcit le cœur de Par’o, cela n’est non pas pour lui retirer toute possibilité de Teshouva ! Bien au contraire, nous dit Sforno ! Dieu endurcit le cœur de Par’o afin que ce dernier et son peuple avec lui fassent teshouva !

    Le Sforno explicite son propos : si Dieu n’avait endurci le cœur de Par’o, celui-ci aurait flanché et aurait renvoyé les enfants d’Israel non pas par reconnaissance de la grandeur divine ou de l’iniquité d’avoir un peuple en esclavage. Il l’aurait fait pour mettre fin à ses souffrances – un peu comme un aveu extorqué à une personne soumise à la question ! « Endurcir le cœur de Par’o » prend donc un autre sens : Dieu permet a Par’o de trouver les forces de résister aux plaies – et ce, afin que « posément » il prenne conscience du devoir moral de libérer les enfants d’Israël de l’esclavage, et la grandeur Divine…

    Ainsi, dans ce court commentaire, succinct comme le sont tous les commentaires des Rishonim , le Sforno retourne totalement la lecture des versets : Dieu ne punit Par’o en endurcissant son cœur ; il lui offre les forces physiques et mentales de résister (faire face, probablement aussi, aux pressions de son peuple exsangue) à la difficulté des plaies, afin qu’en pleine conscience et totale lucidité, il arrive de lui-même aux conclusions s’imposant – qu’il fasse Teshouva !

     

    Benjamin Sznajder

     

     

    *Rav 'Ovadiah Sforno, Italie 1480-1550

    Texte original :

    ספורנו שמות פרק ז פסוק ג
     ואני אקשה. הנה בהיות האל חפץ בתשובת רשעים ולא במיתתם, כאמרו חי אני נאם ה', אם אחפוץ במות הרשע, כי אם בשוב הרשע מדרכו וחיה (יחזקאל לג, יא), אמר שירבה את אותותיו ואת מופתיו, וזה להשיב את המצרים בתשובה, בהודיע להם גדלו וחסדו באותות ובמופתים, כאמרו בעבור זאת העמדתיך, בעבור הראותך את כחי (להלן ט, טז) ועם זה היתה הכונה שישראל יראו וייראו, כאמרו למען שיתי אותותי אלה בקרבו, ולמען תספר (להלן י, ז), ואין ספק שלולא הכבדת הלב היה פרעה משלח את ישראל בלי ספק, לא על צד תשובה והכנעה לאל יתברך, שיתנחם מהיות מורד, אף על פי שהכיר גדלו וטובו, אלא על צד היותו בלתי יכול לסבול עוד את צרת המכות, כמו שהגידו עבדיו באמרם הטרם תדע כי אבדה מצרים וזאת לא היתה תשובה כלל. אבל אם היה פרעה חפץ להכנע לאל יתברך, ולשוב אליו בתשובה שלמה, לא היה לו מזה שום מונע. והנה אמר האל יתברך ואני אקשה את לב פרעה, שיתאמץ לסבול המכות ולא ישלח מיראת המכות את ישראל, למען שיתי אותותי אלה בקרבו, שמהם יכירו גדלי וטובי וישובו המצרים באיזו תשובה אמתית. ולמען תספר אתה ישראל הרואה בצרתם, באזני בנך להודיע שכל אלה יפעל אל עם גבר להשיבו אליו, וזה כשיפשפשו במעשיהם בבוא עליהם איזה פורענות:

     

     

    [1] Voir par exemple VII, 3 dans notre Parasha.

    [2] Ilh’ot Teshouva – VI,2 

  • 'Hinoukh : développer l'amour de l'étude

    'Hinoukh : développer l'amour de l'étude chez l'enfant

    Talmud torah3c85f

     

    Beaucoup de parents et d’enseignants de kodech (étude juive) s’interrogent sur la manière adéquate pour développer l’amour de l’étude chez les enfants et les adolescents. Certes il n’existe pas de recette miracle et universelle, notamment car chaque enfant est unique. Chaque caractère étant différent, certaines méthodes seront efficaces pour les uns et inefficaces pour les autres. N’est-ce pas ce que Shlomo HaMelekh enseigne dans cet adage bien connu du Livre des Proverbes (22, 6) : « Eduque chaque enfant selon sa voie » ?

    Une fois ce postulat posé, il importe néanmoins de réfléchir à la meilleure démarche générale, dont les détails devront être adaptés en fonction des personnalités des ‘élèves’. L’écueil à éviter en premier lieu me semble être la transposition des contraintes scolaires au domaine de l’étude. Par ‘contraintes’, je ne fais pas référence à l’assiduité, aux révisions et au programme. Au contraire, il s’agit d’efforts indispensables pour la réussite. Les Sages du Talmud eux-mêmes recommandent de réviser chaque leçon 101 fois (‘Haguiga 9b), ce qui est en réalité une jolie façon de rappeler qu’un sujet ne peut jamais être assimilé totalement. Il faut régulièrement revenir dessus…

    Aussi par ‘contraintes’, je fais surtout référence au cadre dans lequel se déroule l’approche du Kodech. En dehors des récréations, rares sont les enfants ou adolescents qui prennent plaisir au travail scolaire… Et ceci est totalement sain ! Dans l’objectif d’avoir des bonnes notes, il y aura chez les bons éléments une écoute attentive en classe, puis un investissement personnel constant à la maison où ils se pencheront sur leurs devoirs devant les bureaux de leurs chambres. On apprend aux élèves à travailler afin d’obtenir un résultat. Mais combien verront la matière étudiée comme une finalité en elle-même, et non uniquement comme un moyen permettant d’obtenir un futur diplôme ?

    Par conséquent, je préconise d’amener l’enfant au Beth haMidrash (maison d’étude). Il s’agit d’un endroit dans lequel les gens viennent volontairement, dans le seul but d’étudier. Cela n’a rien à voir avec une bibliothèque, dans laquelle règne obligatoirement le silence le plus absolu. Non. Au Beth haMidrash, on débat de sujets talmudiques avec vigueur et passion, le ton monte souvent, mais sans aucune animosité.

    Lorsqu’un enfant se trouve plongé dans ce monde, qu’il y étudie avec son père ou avec un enseignant, il ressent cette atmosphère toute particulière. Il y ressent la passion de l’étude. Il constate alors la spécificité du Kodech par rapport aux autres matières : L’étude n’est pas un moyen d’accéder à un objectif, mais une finalité en elle-même. Réfléchir sur la Torah, sur ce que D.ieu nous demande, et par-là, sur le sens de la vie, tel est l’essence du limoud (étude). Amener un enfant au Beth haMidrash pour y étudier avec lui, c’est lui faire prendre progressivement conscience de cela… non par des discours théoriques, mais grâce à une expérience concrète.

    Une petite anecdote pour conclure : Un enfant habituellement assez turbulent vient régulièrement étudier avec son père au Beth haMidrash du Collel que je fréquente moi-même à Nice (C.E.J). Lorsqu’il s’y trouve, il est particulièrement sage. Un jour il me l’a fait remarquer, en constatant que son comportement était différent lorsqu’il venait étudier. Je lui ai répondu avec un sourire que son constat a été fait avant lui par les Sages du Talmud : « Si le mauvais penchant s’accroche à toi, amène-le au beth hamidrash » (Kidouchin 30b). Il n’y a pas de secrets… A partir du moment où on développe l’amour de l’étude chez l’enfant, même ses distractions favorites deviennent vaines durant ce moment privilégié. 

     

    Yona Ghertman

     

    *Billet paru dans l'hebdomadaire 'Actualité juive', Janvier 2018 : "Le Kodech... Une matière pas comme les autres !"

  • Pour une réinterprétation de la sortie d'Egypte

      Cycle : la paracha selon le Sforno*

    Sforno 1

    Chemot : Pour une réinterprétation de la sortie d’Egypte

     

    Quand on commence le livre de Chémot, il convient de questionner avant d’être emporté par la prétendue évidence de l’élection d’Israël: et si l’esclave n’était pas moins coupable que son maitre ? Si les hébreux ne valaient pas la peine d’être sauvés ? L’esclave, l’humilié, possède plus d’humanité que son mentor, le maître perd son humanité par le simple fait d’être le maitre, se dit-on, persuadé qu’on se perd moins en se plaçant du côté du pauvre. Mais une fois l’esclave affranchi ne se retourne-t-il pas en maitre, et se défait de son humanité ?

    A ce rythme-là, nous lisons le livre de Chémot comme notre roman national : nous serions le pauvre peuple, terrassé par un méchant pharaon, et Dieu nous délivre de ses mains iniques. On fait ainsi le lit à tout le christianisme ultérieur et surtout l’on se prive de lire la Bible avec des yeux un peu adultes.

    A rebours de tant d’autres commentateurs romantiques,  le commentaire du Sforno[1] sur la paracha de Chémot s’ancre dans un verset d’Ezechiel 20: « Et Je leur ai dit: "Que chacun de vous rejette au loin les abominations qui sont sous ses yeux! Ne vous souillez pas avec les idoles infâmes de l'Egypte, Je suis l'Eternel votre Dieu. Mais ils se sont mutinés contre Moi, ils n'ont pas consenti à M'écouter; ils n'ont pas rejeté les abjections dont ils étaient témoins, ils n'ont pas abandonné les idoles de l'Egypte, et Je songeais à épancher mon courroux sur eux, à assouvir sur eux ma colère au milieu du pays d'Egypte. »

    Le peuple hébreu n’est pas la douce colombe qu’on se figure, il est durement condamné par le prophète ; en Egypte ils étaient idolâtres, ils avaient perdu le message abrahamique. La question de leur sauvetage se pose. Qu’est-ce qui fait que Dieu consent tout de même à les sauver ? Suffirait-il d’être durement éprouvé par le sort pour mériter une indulgence ?  Chémot est le livre de l’intervention de Dieu dans l’Histoire. Ce qui compte c’est de décrypter l’attitude divine, de la comprendre afin qu’elle serve à chacun pour décrypter sa propre histoire.

    Les juifs en Egypte ne valaient pas mieux que leurs maîtres idolâtres, ils adhéraient aux mêmes valeurs dominantes. Si ce n’est que quelques justes prièrent ; en effet, le Sforno commente les versets relatifs aux cris de souffrance des hébreux, « et Dieu entendit leurs voix : il s’agit de la prière des justes »[2], c’est-à-dire de ceux qui s’inscrivaient encore, et malgré les souffrances, dans la voie d’Abraham. C’est pourquoi leur prière provoqua « le souvenir de l’alliance faite avec les patriarches ».

    L’ascendance biologique des juifs ne leur donnait aucune supériorité[3], l’alliance faite avec Abraham ne consistait pas en la création d’un peuple, d’un état ou d’une nation rattachée ethniquement au totem d’Abraham. L’alliance reposait sur la fidélité de la descendance à son esprit. Et seuls certains y était encore affiliés : c’est grâce à eux que le sauvetage du peuple juif conservait encore quelque sens. L’identité nationale ne plaidait pas en leur faveur.

    La question est alors de savoir pourquoi sauver tout le peuple, même les idolâtres ? La clé se trouve dans la scène du buisson ardent. Pour le Sforno, il s’agit d’une métaphore (ce n’est que plus tard que Moïse se hissera au-dessus de la prophétie métaphorique, lors de l’épisode sinaïtique). Un ange brûle au sein du buisson –ce sont les justes de la génération qui subissent les brimades égyptiennes-, mais le buisson –les égyptiens- ne sont pas consumés –détruits par les plaies qui vont s’abattre sur eux-[4]. Moïse s’approche, pris par le sens de cette vision, et répond « qui suis-je pour aller chez Pharaon ? ». Dieu répond ‘voici le signe, lorsque je renverrai le peuple, ils Me serviront sur ce mont’, ce que notre commentateur comprend comme l’adhésion future au service divin[5].

    Au final, les juifs ne valent pas tellement mieux que leurs maitres, la sortie d’Egypte n’est pas le péplum hollywoodien mettant en scène un Dieu qui veut la liberté contre l’esclavage. La sortie d’Egypte c’est la croyance de Dieu en son peuple qu’il est capable d’aller se recueillir sur le mont Sinaï, alors même qu’il a encore des idoles entre les mains. Cette confiance qui se verra déçue dans une certaine mesure, peut se dire à partir d’une fraction du peuple encore engagé par l’héritage abrahamique.  Le sauvetage de tout le peuple ne trouve sa raison que sur le mont Sinaï, lieu de la première ‘rencontre’ avec Moïse, lieu du buisson ardent.

    Franck Benhamou

     

    *Rav 'Ovadiah Sforno, Italie 1480-1550

    Texte original :

    ספורנו שמות הקדמה 1-

    וסיפר בספרו השני, כי מאז החל זרע ישראל לחלל ברית אבותם במצרים, כאשר העיד יחזקאל באמרו וימרו בי ולא אבו לשמוע אלי, איש שקוצי עיניו לא השליכו, ואת גלולי מצרים לא עזבו, ואומר לשפוך חמתי עליהם, לכלות אפי בהם בתוך ארץ מצרים היו לעבדים בפרך, עד אשר שבו קצתם והתפללו, ומלאך פניו הושיעם.

    2-ספורנו שמות פרק א

    (א) ואלה שמות. אלה הנזכרים בכאן היו ראוים להודע בשם כי כל אחד מהם ראוי להיות נחשב איש על שמו המורה על צורתו האישיית. ואלה כל ימי חייהם היו למאורות, ולא יצא הדור לתרבות רעה. אמנם אחרי מותם לא היו הצדיקים שבבניהם כל כך חשובים בעיני אלהים ואדם:

    (ו) וכל הדור ההוא. כל שבעים נפש, שלא בא הדור לקלקול גמור כל ימיהם:

    (ז) פרו וישרצו. ואחר שמתו כל שבעים נפש נטו לדרכי שרצים, שרצים לבאר שחת, ובכן:

     3- ספורנו שמות פרק ב

    (כד) וישמע אלהים את נאקתם. תפלת קצתם שהתפללו אז מצדיקי הדור, כאמרו ונצעק אל ה', וישמע קולנו (במדבר כ, טז):

    ויזכור אלהים את בריתו. שאמר והקימותי את בריתי ביני ובינך, ובין זרעך אחריך, להיות לך לאלהים ולזרעך אחריך (בראשית יז, ז) וזה יעשה בכל קראנו אליו כמו שהעיד אחר כך באמרו וגם אני שמעתי את נאקת בני ישראל וכו' ואזכור את בריתי (להלן ו, ה):

    ספורנו שמות פרק ג 4-

    (ז) ראה ראיתי את עני עמי. צדיקי הדור הנאנחים והנאנקים על עונות הדור ועל עניים ומתפללים, וכנגדם נגלה מלאך ה' תוך הסנה

    ספורנו שמות פרק ג

     אף על פי שראיתי את עני עמי אשר במצרים, כמו שהורה היות המלאך בתוך הסנה, ואף על פי שעל צריהם אשיב ידי כמו שהורה האש בסנה, מכל מקום לא יסופו המצרים הצרים אותם בכל מכות שאשלח בם, כמו שהורה ענין והסנה איננו אכל, כי אמנם אין הכונה במכות שאביא עליהם להכריתם ולהושיב ישראל במקומם, אבל להציל ישראל מידם ולהושיבם במקום אחר

    5- ספורנו שמות פרק ג

    (יב) כי אהיה עמך וזה לך האות. שתגזור אומר ויקם לך (איוב כב, כח) בכל אשר תפנה שם, ובזה יכירו הכל ששלחתיך ויחשיבו אותך ואת דבריך, כענין גם האיש משה גדול מאד בארץ מצרים:

    בהוציאך את העם ממצרים תעבדון את האלהים על ההר הזה. אף על פי שאינם ראוים, הם מוכנים לעבוד את האלהים על ההר הזה בהוציאך אותם מבין הפושעים:

     

    [1] Voir son introduction sur le livre de Chémot. Texte 1.

    [2] Voir texte 3.

    [3] Voir texte 2

    [4] Texte 4.

    [5] Texte 5.

  • Prière et étude

    • Le 26/12/2017

    Cycle : la Paracha selon le Mechekh 'Hokhma*

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    Prière et étude, entre terre et ciel

     

    A la mémoire de Michaël Broll z”l

     

    Et Jacob vécut en Egypte etc. Il y a des hommes qui sont vivants pour eux-mêmes [ce qui est bien aussi], des hommes qui sont vivants pour leurs proches, d’autres vivants pour leur ville et d’autres encore vivants pour le monde entier. A ce propos il a été dit (Mishlé 10:25) : « Le juste constitue le fondement du monde ». [Commentaire sur Bereshit 47:28]

    Chaque fois que l’on verse des larmes à la mort d’un homme kasher, le Saint béni Soit-Il les compte et les dépose dans Son trésor (Shabbat 105b).

    Cet enseignement est à comprendre d’après le passage suivant de la Gemara : « Mais comment peut-on parler de pleurs concernant Dieu ?! N’est-il pas pourtant écrit : “Force et joie en Sa demeure” (1 Chroniques 16:27) ?! Il n’y a pas là de contradiction : dans le cas des larmes on parle des pièces intérieures de Sa demeure, dans le cas de la force et de la joie des pièces extérieures de Sa demeure » (‘Hagiga 5b).

    Et l’image est évidente, à savoir qu’il n’y a ni altération ni inflexion dans la nature de Dieu, ce qui est exprimé par l’expression : « il dépose les larmes dans Son trésor ». C’est-à-dire que – si l’on peut s’exprimer ainsi – dans les pièces intérieures de Sa demeure, Dieu pleure. [Commentaire sur Bereshit 50:11]

     

    Le commentaire du Meshekh Hokhma sur la parasha de Vaye’hi est incroyablement riche, tant par la variété des sujets traités et des angles de lectures proposés que par sa profondeur.

    Il revient notamment à plusieurs reprises sur deux « activités » particulièrement essentielles dans la vie religieuse de l’homme juif et dans sa relation à Dieu : d’une part la prière – à laquelle il est astreint trois fois par jour – et, d’autre part, l’étude – à laquelle il est appelé « jour et nuit », presque sans limite de temps ni d’efforts pourrions-nous dire, jusqu’à parvenir à une connaissance totale de la Halakha[1].

     

    §1.

    S’adressant à Yossef afin de le bénir, Ya’akov lui déclare : « Or, je te promets une portion supérieure à celle de tes frères, portion conquise sur l’Amorréen, à l’aide de mon épée et de mon arc » (Béréshit 48:22).

    Le Targoum Onkelos traduit ces deux termes : « à l’aide de mon épée et de mon arc » par « à l’aide de ma prière et de ma supplique ». Ya’akov n’ayant pas été un guerrier, Onkelos se sent contraint de comprendre ces termes comme symboliques.

    Mais pourquoi donc utiliser deux termes différents pour décrire la prière ?

    D’après le Rav de Dvinsk, le premier terme « bi-tsloti / par ma prière » fait référence aux prières obligatoires, tandis que le second terme « be-ba’outi / par ma supplique » fait allusion aux requêtes personnelles que l’on peut intercaler dans la prière instituée.

    Mais quelle différence concrète entre ces deux types de prière ?

    • La prière instituée par les Sages ne dépend pas de la volonté de l’homme et ne le requiert donc que le strict minimum d’intention et de concentration (à savoir dans la première bénédiction, dite des Avot) pour être valable et agréée. Plus encore, la prière institutionnelle récitée en communauté est agréée même sans intention.
    • A l’inverse, les requêtes personnelles formulées par l’homme à sa propre initiative doivent l’être avec une totale concentration et une intention pleine afin d’être acceptées.

    De manière géniale le Meshekh ‘Hokhma relie ces distinctions conceptuelles avec les termes symboliques utilisés dans le verset, sur la base d’un commentaire du Kessef Mishné sur les Lois du meurtrier de Maïmonide :

    • L’épée comme toute arme en métal aiguisé est considérée comme létale quelle que soit sa taille ou son impact (la prière institutionnelle figurée par l’épée est agréée quelle que soit l’intention)
    • L’arc n’est pas dangereux en lui-même, tout dépend de la force investie, de la distance et de l’orientation donnée à la flèche (la prière personnelle ne peut être acceptée que si elle est dite avec intention et concentration).

     

    §2.

    Un peu plus loin dans la parasha (50:10) le Meshekh ‘Hokhma revient sur la notion de prière, mais cette fois en comparaison avec l’étude de la Tora, et cette lecture peut nous sembler particulièrement choquante :

    « Dans le Saint Zohar sur notre parasha au f. 219. Il lui dit [Rabbi Yossi à Rabbi ‘Hiya] : lorsque le Saint béni Soit-Il éveille sa droite, la mort est éliminée du monde. Mais cette droite ne peut s’éveiller que lorsqu’Israël s’éveille lui-même dans la [dimension de la] droite de Dieu. Et quelle est-elle ? La Tora, comme il est écrit : “dans sa droite une loi de feu, pour eux” (Dévarim 33:2). A ce moment-là, “… la droite de l’Eternel procure la victoire. La droite de l’Eternel est sublime : la droite de l’Eternel procure la victoire. Je ne mourrai point…” (Psaumes 118:15-17).

    Cela est à comprendre d’après ce qu’il est dit dans [le traité] Shabbat : “Ils délaissent la vie éternelle pour s’occuper de la vie d’un moment”. [A quoi fait référence la vie d’un moment, la vie passagère ?] Aux prières qui sont fixées en fonction des heures, de même qu’à toutes les bénédictions qui ont été instituées en rapport avec des choses matérielles. […]

    Au contraire, l’obligation [d’étude] de la Tora est permanente, sans interruption et se situe au-dessus du temps et de toutes les créations. […]

    Et c’est ce que signifie l’expression “Ils délaissent la vie éternelle” – la Tora qui constitue le principe vital de tous les mondes, de toutes les créatures, aussi bien matérielles que spirituelles – “pour s’occuper de la vie d’un moment” – c’est-à-dire le principe vital du temps. Et au-delà du temps [dans la dimension de la Tora] il n’y a pas de place pour la prière. […]

    La conduite du monde selon [les lois de] la nature est appelée « gauche » et [la conduite] spirituelle [du monde] est appelée « droite » et c’est ce qui a été expliqué dans le Sifri : “les eaux se dressaient en muraille à leur droite et à leur gauche” (Shemot 14:22) – à leur droite, c’est la Tora, à leur gauche, c’est la prière.

    Si donc Israël se saisit de la Tora, alors la conduite du monde sera spirituelle et divine, et l’homme [lui-même] sera [tout entier] spirituel et une entité simple sans division. Mais au contraire [si Israël se saisit] de la prière, alors la conduite [du monde] sera selon [les lois de] la nature, l’homme sera un élément au sein de la nature, sa composition sera divisée et il sera alors mortel. […] »

     

    §3.

    En synthèse, on retrouve ici une expression très tranchée de l’ethos du judaïsme mitnaged lituanien.

    L’étude de la Tora est au-dessus de tout, au-dessus de la Tora elle-même[2]. La prière qui est pourtant désignée par le Talmud comme « le service du cœur » est ramenée – dans le sillage du passage du Zohar cité en référence – comme une mitsva dont la dimension reste fondamentalement matérielle, non spirituelle !

    D’ailleurs, la prière « obligatoire », « instituée » (c’est-à-dire les 18 bénédictions de la ‘amida) ne requiert qu’une concentration minimale pour être valide. Elle peut donc être quasiment « sans âme » !

    De manière analogue, là où dix hommes en prière sont nécessaires pour faire résider la présence divine, l’étude d’un seul homme isolé suffit (Berakhot 6a[3]).

    Il y a donc bien une disproportion – aussi bien qualitative que quantitative – entre la dimension spirituelle de la prière et celle de l’étude.

    L’homme qui prie reste un homme ancré dans la nature, un homme mortel.

    En revanche, l’homme qui étudie tient entre ses mains « l’arbre de vie », il est inscrit dans une dimension d’éternité, d’immortalité.

     

    Emmanuel Ifrah

     

    *Rav Méïr Sim’ha haCohen de Dvinsk. 1843-1926

    Texte original :

    משך חכמה בראשית פרק מח פסוק כב
    (כב) בחרבי ובקשתי. תרגם אונקלוס 'בצלותי ובבעותי'. 'צלותי' - הוא סדר תפילה הקבוע כמו שאמר: השבח והתפילה וההודעה מעכבין (תוספתא מנחות ו, ו). ו'בעותי' - הוא בקשה, אשר אמרו, אם רצה אדם לחדש בתפילתו, מעין כל ברכה שואל אדם צרכיו, יעויין פרק קמא דעבודה זרה בזה. והנה הנפקא מינה, כי סדר תפילה - שזו עבודה קבועה - אין הכוונה מעכב, ואם כיוון לבבו באבות סגי, ובכוונה מועטת סגי. לא כן בחידוש, שמבקש האדם צרכיו מחדש, בעי כוונה יתירה. [ואמרו פרק תפילת השחר (ברכות כט, ב): אמר רב זירא, ובעינא לחדושי מלתא ומיספתא דלמא מטרידנאי, כי החידוש צריך להיות בכוונה יתירה]. ואולי נכלל זה בהא דאמרו פרק קמא דתענית (ח, א): אין תפילתו של אדם נשמעת אלא אם כן משים נפשו בכפו, שנאמר (איכה ג, מא): "נשא לבבנו אל כפיים". איני, והא אוקים שמואל אמורא עליה ודרש (תהלים עח, לו): "ויפתוהו בפיהם ובלשונם יכזבו לו ולבם לא נכון עמו, ולא נאמנו בבריתו", ואף על פי כן (שם שם): "והוא רחום יכפר עון ולא ישחית" וגו'! לא קשיא, כאן ביחיד כאן בצבור. פירוש, שסדר התפילה שהוא בצבור אף שהוא בלא כוונה, מתקבלת. לא כן הבקשה החדשה, היא צריכה להיות בכוונה מופלגת. ואמרו בירושלמי ברכות (פרק ד הלכה ד) שאחיתופל היה מתפלל שלוש תפילות חדשות בכל יום [אולי על זה אמר דוד במזמור שאמר על אחיתופל (תהלים נה, יח) "ערב ובוקר וצהרים אשיחה" - כי אין אני מתפלל יותר מהחיוב - "וישמע קולי"].
    והנה חרב הוא בעצמו מזיק, שברזל שיש לו חדוד ממית בכל שהוא, ואין צריך אומד [רמב"ם פרק ג' מרוצח, הלכה ד]. אבל הקשת בעצמו אינו מזיק, רק כוח המורה, ותלוי לפי כוח ורחוק המורה בקשת. לזה קרא לתפילה בשם "חרבי" - שהיא אף בלא כוונה מרובה; ובעותי בשם "קשתי" - שהיא כמו קשת שהיא עד "שמשים נפשו בכפו". ולכן אמר ברכות דף ה, א: 'כל הקורא קריאת שמע על מטתו כאילו אוחז חרב של שתי פיפיות וכו'', כי על מיטתו איננה בכוונה מרובה. ולכן אמר (תהלים ו, י) "שמע ה' תחינתי" - זה בקשתי, שצריכה כוונה מרובה, כל שכן "ה' תפילתי יקח" - שאין צריך כוונה כל כך, ודו"ק היטב. 

    משך חכמה בראשית פרק נ פסוק י
    בזהר הקדוש בפרשתינו דף ריט, ב: א"ל, כד יתער קב"ה ימינא דיליה אתמנע מותא מן עלמא, ולא יתער האי ימינא אלא כד יתערון ישראל בימינא דקב"ה, ומאי ניהו? תורה, דכתיב בה (דברים לג, ב) "מימינו אש דת למו". בההיא זמנא (תהלים קיח, טז - יז): "ימין ה' עושה חיל - לא אמות כי אחיה ואספר מעשה י - ה". הפירוש על פי מה דאמרינן בשבת (י, א): מניחין חיי עולם ועוסקין בחיי שעה. והפירוש הוא, דעניני תפילה קבועין על הזמנים - ערב ובוקר וצהרים. וכן הברכות כולן - "כד מיתער משנתיה וכו' כד מסיים מסאני וכו'" והמה על ענינים גשמיים. ולא מצאנו בהאישים הרוחניים תפילה רק שירה (חולין צא, ב) - שאין שירה אלא תורה, שנאמר "כתוב השירה הזאת". והנה, הזמן הוא בא מהקפי הגלגלים ותהלוכות השמים. לא כן התורה, שחיובה תמיד בלא הפסק, והיא למעלה מן הזמן וכל הנמצאים כולם. והזמן הוא הדק שבגשמים, כי כמעט אינו מורגש לרוב דקותו. וזה התפילה הוא קיום העולם הגשמי, מקום הנמצא בו בזמן. וזה 'מניחין חיי עולם' - התורה היא חיותה של כל העולמות, וכל הנבראים גשמיים ורוחניים, 'ועוסקים בחיי שעה' - שהתפילה היא חיותה של השעה והזמן. ולמעלה מן הזמן אין מקום לתפילה, ודו"ק 


    [1] Voir l’article de R. Sh. Y. Zevin, « L’étude de la Tora et sa connaissance » dans Le-Or ha-Halakha.

    [2] Voir par exemple à ce sujet Marc Shapiro, The Rogochover and More publié le 15/11/2017 sur le Seforim Blog (http://seforim.blogspot.co.il/2017/11/the-rogochover-and-more.html)

    [3] Merci à Yona Ghertman de m’avoir signalé cette référence.

  • Vaygach d'après le Mechekh-Hokhma

    • Le 22/12/2017

    Cycle : la Paracha selon le Mechekh 'Hokhma*

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    paracha Vaygash

     

    La scène se passe juste après que Jacob eût appris que son fils Joseph était encore vivant.

    Israël partit avec tout ce qui lui appartenait et arriva à Beer Shava, où il immola des victimes au Dieu de son père Isaac. Le Seigneur parla à Israël dans les visions de la nuit, disant: "Jacob! Jacob!" II répondit: "Me voici." Il poursuivit: "Je suis le Seigneur, Dieu de ton père: n'hésite point à descendre en Égypte car je t'y ferai devenir une grande nation.[1]

    Le Meshekh Hokhma remarque que le patriarche Jacob est le seul auquel Dieu s’adresse dans la nuit. Et il n’est pas anodin qu’il le fasse au moment précis où celui-ci doive partir en exil : l’exil est assimilé à une forme d’obscurité, d’opacité et de confusion où il n’est absolument pas évident que la présence divine se maintienne, ni que la prophétie persiste.

    L’exil, c’est-à-dire le fait de vivre en dehors de la Terre d’Israël est considéré alors comme une déficience.

    Mais précisément, malgré cela, le Mechekh Hokhma remarque que Dieu garantit à Jacob une forme de continuité du support divin, même lorsqu’il se trouvera en Egypte.

    Plusieurs pistes de réflexion s’offrent à nous suite à ce commentaire, que le Rav de Dvinsk aborde d’ailleurs :

    1. La présence divine en exil n’est pas un état naturel. C’est une sorte de maintien artificiel qui n’a de raison d’être que s’il y a eu au préalable une origination en Terre d’Israël. C’est peut-être la raison pour laquelle Jacob offre un sacrifice « au Dieu de son père Isaac »[2], qui constitue pour lui justement cette origine, origine qui plus en provenance d’un père qui n’a pour sa part jamais de sa vie quitté la Terre d’Israël. Un Juif peut bien sûr résister à un environnement hostile pour son « être juif », mais il ne peut le faire que si un bagage consistant a permis en amont de construire un socle sur lequel Dieu peut s’appuyer.

     

    1. Il n’est évidemment pas incident que selon la Tradition, ce soit le patriarche Jacob qui ait institué la prière du Soir. Ce n’est pas de ce passage de Vayigash que nous l’apprenons, mais du passage où Jacob rêve de l’échelle. Une question classique est la suivante : pourquoi selon le Talmud, la Tefila de Arvit est potentiellement facultative ? De nombreuses réponses ont été données, mais le Rav Sacks en a apporté une intéressante[3] : lorsque la nuit tombe, on ne cherche pas Dieu (comme Avraham), on ne rentre pas en conversation avec lui (comme Isaac), mais on est happé par surprise par lui au moment où on s’y attend le moins, au moment où l’exil peut nous plonger dans une forme extrême de perplexité. Le commentaire du Meshekh Hokhma entre bien en résonance avec ce développement : l’exil, la nuit, ne nous coupe jamais totalement de la capacité de percevoir un appel divin, c’est même probablement une des caractéristiques du peuple d’Israël, l’autre nom du patriarche Jacob.

     

    FRISON

     

    *Rav Méïr Sim’ha haCohen de Dvinsk. 1843-1926

    Texte original :

    משך חכמה בראשית פרק מו פסוק ב
    (ב) ויאמר אלקים (לישראל) במראות הלילה ויאמר יעקב יעקב. הנה אצל אברהם ויצחק לא מצאנו זה, רק ביעקב כאן, ובויצא, היינו מפני שהיה מוכן לצאת לחוצה לארץ לגור, לכן בא אליו התגלות אלקית בלילה, להראות שאף בלילה, בחשכת הגלות, שורה שכינה בישראל, כמו שאמרו: גלו לבבל, שכינה עמהם (מגילה כט, א). ולזה אברהם תיקן תפילת שחרית, ויצחק מנחה, ויעקב ערבית (ברכות כו, ב) - והם איברים ופדרים שהם קרבים בין ביום ובין בלילה (ברכות ב, א). והנה אמרו ז"ל שאין השכינה שורה בחו"ל רק למי שהיה רואה בארץ ישראל, כמו שאמרו על יחזקאל סוף מועד קטן (כה, א). לכן סוף עבודה, כמו הקטרת איברים - שכבר נשחט ונזרק ביום - נוהג אף בלילה (שם ב, א), בינה זה! ולזה אמר "יענך ה' ביום צרה ישגבך שם אלקי יעקב" (תהלים כ, ב), שנגלה אליו בלילה, ודו"ק. ומזה, יצא לנו מוסר השכל, שכאשר ישראל אוחזים אל הקבלה הנאותה, והולכים בדרכי ולמודי אבותיכם, אז הישראלי הוא גוי איתן עתיק יומין, אשר נגלו אליו האלקים בהיות המקדש על מכונו, אז שורה השכינה עמהם גם בחוצה לארץ - גם "בלילה". אבל בזמן ששכחו ברית אבותיהם, ואינם הולכים בדרכיהם, אז כשהם בפני עצמם, הלא 'אין שכינה שורה בחו"ל'! ונסתלקה שכינה מהם, ונתונים למשיסה ולבז, כי אינו חושב עצמו לגוי עתיק - 'שכבר ראה', "והיה דבר ה' אליו", ודו"ק.
    ובזה יובן מה דאמר (ירמיה לב, לא): "כי על אפי ועל חמתי היתה לי העיר הזאת (למן היום אשר בנו אותה ועד היום הזה להסירה מעל פני"). הוא כי בגבעון כתוב (מלכים - א ג, ה): "בגבעון נראה ה' אל שלמה בחלום הלילה" - זה בבמת צבור, וכשנבנה בית המקדש (מלכים - א ח, ח) והתפלל (שם שם, פסוק כב ואילך) והיה גילוי שכינה (שם שם, פסוק יא), כתוב: "וירא ה' אל שלמה בלילה", (דברי הימים - ב ז, יב), ולא זכה להראות אליו ה' ביום אחרי גילוי שכינה כזאת לעיני כל ישראל, כי גזר על ישראל שיגלו על שנשא בת פרעה. לכן היה מתגלה להם "בלילה" להורות שגם בגלותם יהיה ה' עמהם. ולזה אמר במלכים (שם): "בגבעון נראה ה' אל שלמה בחלום הלילה". ולכשנבנה בית המקדש "וירא ה' אל שלמה שנית כאשר נראה אליו בגבעון" (שם ט, ב), לא במעלה גבוהה יותר, רק כמו בגבעון, ודו"ק.

     

     


    [1] Genèse 46 : 1-3

    [2] Genèse 46 : 1

    [3] Covenant & Conversation, Genesis 181 - 183

  • Les paroles futiles et la providence divine

    Cycle : la Paracha selon le Mechekh 'Hokhma*

     

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    Mikets : Les paroles futiles et la providence Divine

     

    La Sidra de cette semaine, Miketz, continue avec les pérégrinations de Yossef sur la terre d’Egypte, loin de ses proches avec, comme toile de fond relative à l’épisode de Yossef et ses frères, l’expression voilée de la Providence Divine dans le déroulement de l’Histoire.

    La Sidra de Vayechev s’est terminée par une sorte de reproche à Yossef, qui a malheureusement trop compté sur une intervention humaine afin de plaider sa cause au Pharaon.

    Le Mecheh' Hoh'ma* trouve dans la tentative désespérée de Yossef de voir son salut parvenir par le biais du maitre échanson זכרתני והזכרתני, un écho dans Michlé 14-23 ודבר שפתים אך למחסור, que l’on pourrait vaguement traduire par « et les paroles futiles ne mènent qu’à la misère ».

    Cette supplique adressée à son obligé du moment, pouvant être récapitulé en les 2 expressions ci-dessus, ont finalement coûté à Yossef 2 années supplémentaires dans les geôles de Pharaon.

    Et c’est ainsi que s’ouvre notre Sidra, juste après que se soient écoulés les 2 années de captivité, sur la reprise du cours de l’Histoire guidé par la Providence Divine qui était contrainte de se mettre en veille suite à l’excès de confiance de Yossef en l’humain et non en son Créateur.

    Car en effet, continue le Mecheh' Hoh'ma, la Torah vient nous montrer, nous démontrer les voies empruntées par la Providence Céleste, qui ont conduit Yossef à croiser la route de ces maitres échanson et panetier, à partir desquels il a reçu une formation, des conseils et des stratagèmes dans la gouvernance d’un pays comme l’Egypte.

    Cependant, quand ces derniers finirent par sortir de prison, Yossef n’avait de facto plus aucune raison d’y être enfermé aussi. Sa présence n’était pas le fruit d’un triste concours de circonstances, mais bien la continuité de la volonté de Dieu, dont les rouages ont été enclenchés dès les premiers rêves du jeune Yossef avec ses frères.

    Malheureusement, les « paroles futiles » ont finalement mené la Providence Divine à suspendre Yossef à 2 années de misère supplémentaire.

     

    Elie DAYAN

     

    *Rav Méïr Sim’ha haCohen de Dvinsk. 1843-1926

     

    Texte original :

    במדרש ודבר שפתים אך למחסור ע"י שאמר לשר המשקים זכרתני והזכרתני ניתוסף לו שתי שנים שנאמר ויהי מקץ כו' כוונתו דהתורה מספרת לנו דרכי ההנהגה העליונה אשר סבבה בהשגחה אשר יהיה אצל שר הטבחים וילמוד דרכי המלכות למען יוכל היות שר ושליט במדינה כזו אשר היתה מושלת בכיפה וברום מעלת החכמה והשכלה חרטומים וקוסמים וכאשר ישב בבית האסורים ישב עם סריסים אשר למלך המשקה והאופה והיה משרת לפניהם וקבל מהם נימוסי וטכסיסי מלוכת מצרים והנהגתה אמנם אחרי יצאו שר המשקים והאופה לא היה עוד תועלת מישיבתו בבית האסורים רק היה על ששם בטחונו בהשר סבבה ההשגחה אשר שכח שר המשקים וכו' ודו"ק.