Amour de la terre d'Israël et refus de s'y rendre

Amour de la terre d'Israël et interdiction de quitter l'exil pour y habiter

Réfléxion sur l'opinion de Rav Yéhouda dans Kétoubote 110b-111a

 

Canaan

 

Dans le traité Kétoubote, l’avant-dernier enseignement de la Michna[1] discute du cas d’un conflit entre un mari et son épouse, dont le point de désaccord concerne le lieu d’habitation : Jusqu’où l’épouse est-elle obligée de suivre son mari ? Ou en termes juridiques : En cas de refus de suivre son conjoint, dans quels cas une femme perd-t-elle ses droits sur sa kétouba[2] ?

Dans la continuité de cette problématique, le dernier enseignement du traité discute d’un désaccord opposant le couple quant au fait d’habiter en terre d’Israël ou à Jérusalem.

La règle est claire : Si le mari désire y « monter », son épouse doit le suivre. En cas de refus, il est en droit de divorcer sans lui verser le montant de sa kétouba. Si au contraire, elle désire « monter » et qu’il ne le veut pas, le tribunal rabbinique lui ordonne de s’exécuter ou de divorcer tout en payant le montant de la kétouba. En d’autres termes, celui des deux conjoints qui refuse de déménager dans l’objectif de vivre en terre d’Israël - ou à Jérusalem - est en faute. Il en va de même si le couple y habite déjà : La volonté d’en partir sans l’accord de son conjoint est un motif de divorce pour faute.

1/ Une interdiction d’aller vivre en terre d’Israël ?

Très vite, le débat talmudique dévie vers d’autres sujets liés à la terre d’Israël. Alors que la majorité des enseignements apportés font la louange de la terre d’Israël et de ceux qui y habitent, un récit présente une opinion plus nuancée :

Rabbi Zeira se dérobait à Rav Yehouda, car il désirait monter en terre d’Israël, alors que Rav Yéhouda disait : Celui qui monte de Babel vers la terre d’Israël transgresse un commandement positif, ainsi qu’il est dit : « Ils seront transportés à Babel et y resteront jusqu’au jour où je me souviendrai d’eux, parole de l’Eternel » (Jérémie 27, 22)[3].

Rabbi Zeira est le disciple de Rav Yéhouda. Le rapport de maître à élève n’incluant pas une uniformité de pensée, il est en désaccord au sujet du déménagement de Babel vers la terre d’Israël, bien qu’il évite de l’affirmer explicitement pour ne pas heurter son maître[4].

En effet, Rav Yéhouda semble enseigner que cela est interdit. Alors que le sens simple du verset traite des ustensiles du Temple de Jérusalem qui ont été emmenés à Babel, il établit une analogie avec les exilés eux-mêmes.

Ce raisonnement est problématique à plusieurs égards[5] :

  • Le texte biblique montre explicitement que l’exil des Judéens après la destruction du premier Temple a duré soixante-dix ans. Ainsi, même en supposant que ceux qui  « seront transportés à Babel » sont les Juifs eux-mêmes – et non les ustensiles – le « jour où je me souviendrai d’eux » fait logiquement référence à la fin des soixante-dix ans de l’exil s’étant déroulé au 6ème siècle avant notre ère… Il n’y a donc aucune raison que ce verset constitue un argument pour motiver l’interdiction de monter en terre d’Israël à l’époque de Rav Yéhouda et Rabbi Zeira, évoluant entre le 3ème et le 4ème siècle de notre ère[6].
  • De plus, des problèmes techniques, se posent dans l’énoncé de Rav Yéhouda : Il stipule que celui qui monte de la terre de Babel vers la terre d’Israël transgresse un « commandement positif ». Outre le fait que le principe de « transgresser un commandement positif » est en lui-même problématique[7], il cite en appui un verset du livre de Jérémie. Or, les deux cent quarante-huit commandements positifs existant ne se trouvent que dans la Torah, c’est-à-dire dans les cinq premiers livres bibliques (‘Houmach), et non dans les livres postérieurs[8]. Comment le maître de Rabbi Zeira peut-il donc établir une telle affirmation, allant à l’encontre de cette règle unanimement acceptée dans la loi juive ?
  • En outre, une question de fond se pose quant à la contradiction avec l’énoncé de la Michna : Comment Rav Yéhouda peut-il interdire de « monter » en terre d’Israël, alors que celui des deux conjoints qui agit ainsi est dans son bon droit ?[9]

 

Lire la suite ici : 

L opinion de rav yehouda dans ketoubote 110b 111aL opinion de rav yehouda dans ketoubote 110b 111a

 

[1] Kétoubote 13, 11.

[2] Il s’agit de la rente que l’homme est tenu de verser à la femme en cas de divorce (ou à ses héritiers, en cas de décès du père).

[3] Kétoubote 110b-111a : ר' זירא הוה קמשתמיט מיניה דרב יהודה, דבעא למיסק לארץ ישראל, דאמר רב יהודה: כל העולה מבבל לארץ ישראל עובר בעשה שנאמר: בבלה יובאו ושמה יהיו עד יום פקדי אותם נאם ה,

[4] « Précisions que si Rabbi Zeira cherchait à se dérober de Rav Yéhouda, ce n’est pas parce qu’il craignait de faire quelque chose qui soit contraire à la Loi ou à son esprit. Rav Yéhouda était son maître, et il ne voulait pas se heurter de front avec celui auquel il doit tant de respect. Ce serait porter atteinte à une règle essentielle de la moralité hébraïque et Rabbi Zeira ne pouvait envisager le retour en terre sainte avec des ‘habits entachés’. » (Rav A. Weingort, Droit talmudique et droit des nations, tome 4, éditions Lichma, p.133 note 148).

[5] Plusieurs des questions qui suivent sont posées par  Rabbi Yoël Tetelbaum de Satmar, dans son Vayoël Moshé, Maamar shalosh shavouote, §1 et suivants.

[6] Ils faisaient partie de la troisième génération des Amoraïm, évoluant à cette époque. Cf. Mévo laTalmoud, s. v. « Rabbi Zeira », artscroll 2021, p.199.

[7] En effet, on peut soit « omettre » un commandement positif, soit « transgresser » un commandement négatif (interdiction) ; cf. infra.

[8] En effet, un prophète ne peut pas énoncer une nouvelle loi (Shabbat 114a ; Témoura 16a ; Hilkhote Issodé haTorah 9, 1). Il lui est toutefois permis de retrouver par son raisonnement une ancienne loi tombée en désuétude, et la remettre en vigueur (cf. Torah-Témima, commentaire sur Vaykra 27, 34).

[9] Précisions que Rav Yéhouda est un Amora (maître de l’époque talmudique), et que les Amoraïm n’ont pas la capacité juridique de s’opposer à une décision inscrite dans la Michna (cf. Késsef Michné, Hilkhote Mamrim 2, 1 ; Iguéréte Rav Shrira Gaon ; Klalé haGuemara léRadbaz, 68).

 

 

 

 

Date de dernière mise à jour : 24/09/2024

Ajouter un commentaire