De la nature-esclave au devenir-créature

                Cycle : la paracha selon le Sforno*

                 Sforno 1

בשלח : de la nature-esclave au devenir-créature

 

Bechala’h narre une métamorphose. Les Enfants d’Israël abandonnent en effet leur nature-esclave cultivée en Égypte pour s’engager dans un devenir-créature.

Point de départ, le premier verset[1] qui montre à quel point leur nature-esclave est encore prégnante malgré la sortie d’Égypte. Dieu ne les conduit d’ailleurs pas sur la route des Philistins car, perspective de guerre, elle pourrait induire chez eux la crainte qui les mènerait au retour en Égypte. Cependant, pour Sforno, les belligérants ne seraient pas les Philistins, mais bien les Égyptiens. Et d’expliquer que le choix de cette route doit éviter qu’« entendant que le Pharaon se prépare à le poursuivre avec toute son armée, le peuple puisse sans doute s’émouvoir par crainte de la guerre et rentrer en Égypte »[2]. C’est bien l’aveu qu’aux yeux des Enfants d’Israël, vie et mort dépendent encore entièrement des Égyptiens. L’aliénation est radicale : la condition d’existence et de subsistance des Enfants d’Israël, c’est d’être les esclaves des Égyptiens[3].

Pour le Sforno, ce n’est qu’après que Dieu eût noyé les Égyptiens que l’aliénation cesse enfin. Son commentaire du premier verset[4] de l’introduction à la Chira est ainsi on-ne-peut-plus clair : « par la mort de ceux qui avaient abusé d’eux en les asservissant, ils sont devenus libres ; car jusqu’au moment de la mort de ceux-ci, Israël ressemblait à des esclaves qui fuient »[5]. Leurs chaînes avaient beau avoir été brisées, jusqu’à ce que leurs maîtres meurent, ils n’en demeuraient pas moins des esclaves ! La contrainte n’était donc pas uniquement physique : Israël avait intériorisé sa condition[6].

Mais alors, même la mort des Égyptiens devrait s’avérer insuffisante pour les rendre libres !? Et c’est bien le cas. Pour Sforno, ce qui les libère, c’est de voir que les Égyptiens se noient au lieu où, eux, marchent à pieds secs. « Nous avons dit אז ישיר quand le cheval de Pharaon, avec son char et ses cavaliers, est entré dans l’eau ; et le Dieu béni les a submergés alors que les Enfants d’Israël marchaient encore à pieds secs au sein de la mer - ils ont commencé la Chira avant de parvenir au rivage[7] ».

Sforno décrit ici deux réalités concurrentes : celle des Enfants d’Israël, marchant au sein de la mer, et celle des Égyptiens s’y noyant. Un même lieu est à la fois émergence pour les premiers et submersion pour les seconds ! La différence porte donc sur une rupture dans les natures respectives. Ce qui est ici sur-nature-l, ce n’est pas le miracle de la mer, c’est la révélation que la nature-maître des Égyptiens est une nature-pour-la-mort. Cette révélation entraîne l’arrachement des Enfants d’Israël à leur nature-esclave.

Que s’est-il donc passé ? Un changement a été proféré dans la bouche même des Enfants d’Israël lorsqu’ils ont proclamé au début de la Chira : « c’est mon Dieu »[8]. Pour Sforno, dire « c’est mon Dieu », c’est dire qu’« Il est l’Éternel et le Principe/l’origine chez moi (i.e. : de mon existence). (C’est-à-dire qu’)Il est la Cause de tous les phénomènes, et que c’est de Lui que provient leur subsistance »[9].

Les Enfants d’Israël ont à ce moment-là abandonné l’horizontalité dialectique et asymétrique de la relation maître-esclave, pour s’engager dans une relation de verticalité : le devenir-créature. Cette nouvelle relation fait émerger des eaux une individualité (chaque-un dit « Je » dans la Chira) qui n’a de sens que dans une intimité existentielle avec Dieu.

Plus que de remercier Dieu pour leur liberté, les Enfants d’Israël le reconnaissent comme celui qui assure désormais la surrection (la venue à l’être) et la sustenance (la subsistance) du monde[10].

Jonathan Hay Aleksandrowicz

 

 

*Rav 'Ovadiah Sforno, Italie 1480-1550

Texte original : Cf. Notes ci-dessous


[1] Exode 13 ; 17 : וַיְהִי בְּשַׁלַּח פַּרְעֹה אֶת־הָעָם וְלֹא־נָחָם אֱלֹקִים דֶּרֶךְ אֶרֶץ פְּלִשְׁתִּים כִּי קָרוֹב הוּא כִּי אָמַר אֱלֹקִים פֶּן־יִנָּחֵם הָעָם בִּרְאֹתָם מִלְחָמָה וְשָׁבוּ מִצְרָיְמָה

Lorsque Pharaon laissa aller le peuple, Dieu ne le conduisit point par le chemin du pays des Philistins, quoique le plus proche ; car Dieu dit : « Le peuple pourrait se repentir en voyant la guerre, et retourner en Egypte ». 

[2] ׃והנה בראותם מלחמה בשמעם שיכין פרעה את עצמו לרדוף אחרהים עם כל חילו ינחם העם בלי ספק מיראת מלחמתם וישובו למצרים 

[3] Sur cette dialectique maître-esclave, voir évidemment Hegel et sa Phénoménologie de l’esprit ainsi que l’analyse qu’en fait Alexandre Kojève au début de son Introduction à la lecture de Hegel.

[4] Exode 14 ; 30 : וַיּוֹשַׁע ה׳ בַּיּוֹם הַהוּא אֶת־יִשְׂרָאֵל מִיַּד מִצְרָיִם וַיַּרְא יִשְׂרָאֵל אֶת־מִצְרַיִם מֵת עַל־שְׂפַת הַיָּם

En ce jour, l'Eternel délivra Israël de la main des Egyptiens; et Israël vit sur le rivage de la mer les Egyptiens qui étaient morts.

[5] ויושע ה׳ ביום ההוא את ישראל ׃ במיתת המסתוללים בם לשבעדם נשארו הם בני חורין, כי עד עת מותם היו ישראל כעבדים בורחים 

[6] Pour une lecture philosophique de cette idée, voir par exemple les pages que Michel Foucault consacre au panoptique de Bentham et sa description de la société disciplinaire dans Surveiller et punir : naissance de la prison, ainsi que son analyse du libéralisme dans son cours au Collège de France Naissance de la biopolitique.

[7] Commentaire sur Exode 15 ; 19 :     כי בא סוס פרעה : וזה שאמרנו אז ישיר היה כאשר בא סוס פרעה ברכבו ובפרשיו בים, והא־ל יתברך הטביעים בעוד שבני ישראל היו הולכים ביבשה בתוך הים, בטרם יצאו התחילו לשיר

[8] Exode 15 ; 2

[9]       ׃ זה א־לי 

הוא הנצחי והקדמון אצלי, אשר בהכרח יעלו כל סבות הנפסדים אליו, וממנו תהיה נצחיות התמדתם

[10] J’emprunte ces deux mots au regretté Beno Gross qui les utilisait pour traduire respectivement מהוה et מחיה.  

 

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