Bamidbar, un abri au cœur du monde
- Par yona-ghertman
- Le 18/05/2018
- Dans Parasha
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Cycle : la paracha selon le Sforno*
Bamidbar, un abri au cœur du monde
L’expérience de l’existence peut être vécue comme l’expérience première du jeté au monde. Perdus dans un monde hostile, nous sommes en recherche d’un refuge. Le livre de Bamidbar est traversé par cette problématique.
En effet, dès son premier verset, le premier de la Paracha, on constate une rupture dans l’adresse de la parole divine. « L’Éternel parla à Moshé, dans le désert de Sinaï, dans la Tente d’assignation, le premier jour du deuxième mois de la deuxième année après leur sortie du pays d’Egypte ». Habituellement, nous avons le classique « Dieu parla à Moshé en disant » וידבר ה׳ אל משה לאמר où, entre la parole de Dieu et son dire, il n’y a qu’une circonstance humaine : un homme qui porte le nom qu’on lui a donné – Moshé. Cela indique que l’être humain est déterminé par un autre que lui : il est créature. Mais là, dans Bamidbar, voici qu’il faut ajouter deux circonstances spatiales et une circonstance temporelle. La circonstance temporelle est exclusivement due à l’action divine, puisque pour qu’il y ait un calendrier comptant les jours, les mois et les années après la sortie d’Egypte, il a fallu que Dieu libère d’Egypte les Enfants d’Israël. Autrement dit, le temps échappe intégralement à l’être humain et n’est conditionné et déterminé que par Dieu[1]. Pour ce qui est de la première circonstance spatiale, le désert, elle reçoit, tout comme les êtres humains, son nom d’un autre qu’elle (ce sont les humains qui donnent un nom au désert) et malgré des frontières définies, son territoire demeure inconnu[2]. D’une certaine manière, l’expérience de l’existence humaine est l’expérience du désert : tout lui semble hostile parce qu’inconnu et indéterminé. Il faut alors s’abriter dans une tente, qui est un objet créant au cœur du désert un espace en y découpant un lieu individuel. Ce qui nous amène à la seconde circonstance spatiale : la Tente d’assignation, lieu de rencontre entre Dieu et l’homme, désigné par Dieu et construit par l’homme. Une rencontre au cœur du désert pour échapper à son étrangeté. Littéralement, c’est l’expérience des Enfants d’Israël au début de Bamidbar. Et l’on sait que ce livre est le récit de leur errance tant géographique qu’existentielle. Car ils sont un peuple qui ne s’est pas autodéterminé[3]
L’enjeu est donc tout autant individuel que collectif car il ne faut pas se perdre dans l’indétermination et devenir un peuple de sable. Sforno y fait allusion dans son commentaire sur le deuxième verset. Ce verset énonce l’injonction de recenser les Enfants d’Israël : « Faites le relevé de toute la communauté des Enfants d’Israël, selon leurs familles et leurs maisons paternelles, en comptant le nom de tous les mâles, par tête.[4] » Et Sforno de préciser que ce compte n’était pas pour préparer la guerre[5]. Ce point laisse entendre que si aucune guerre n’était prévue, il y avait sans doute l’apparence de ce qui serait un recensement pour la conscription. Il y a bien une mobilisation générale, mais la guerre est d’ores et déjà déclarée : le désert est hostile, le peuple ne doit pas s’effacer dans les sables mouvants de l’indétermination.
À deux reprises, Sforno va montrer à quel point, il y a effort de détermination. D’abord, dans la suite de son commentaire sur ce verset, où il affirme que dans cette génération, les noms étaient corrélés avec le caractère propre de chaque individu, voire donnait à l’individu son caractère[6]. On peut entendre cette idée aussi bien positivement que négativement. Positivement, cela veut dire que l’être humain n’est pas indéterminé, il a un nom qui est une puissance d’exister. Négativement, cela enseigne que le caractère est reçu, subi, et qu’il ne dépendrait alors pas de nous. C’est pourquoi, au terme des versets du recensement, « Tel fut le dénombrement opéré par Moshé et Aharon conjointement […] »[7], il explique que Moshé et Aharon ont compté eux-mêmes chaque membre du peuple[8]. En un mot : chaque membre du peuple a été arraché à la multitude par le dépositaire de la parole divine et par celui qui est le plus proche de la sainteté. Il y a donc un enjeu de visibilité. Pour être vu de Moshé et Aharon, il faut être à portée de regard, à proximité d’eux. Ce sont les deux êtres humains qui ont le plus de rapports avec la Tente d’assignation. Toutefois, il ne s’agit pas de dire que, pour échapper à l’hostilité du monde, il faut se rapprocher des porteurs de lumière ou des individus remarquables, cela serait trop paresseux, et l’on associerait une double-impuissance : celle face à notre caractère et celle qui nous pousserait à déléguer le soin de notre destin à d’autres que nous-mêmes.
Non, il convient de prendre exemple sur la tribu de Lévi, qui, campant au plus près du Mishkan, est, explique Sforno, séparée du recensement du peuple, parce que leurs fonctions au sanctuaire les mettent du côté du recensement du sacré[9]. En d’autres termes, la tribu de Lévi, n’est pas reconnue par son nom, c’est-à-dire par le caractère qu’elle reçoit d’un autre, mais par les actes qu’elle accomplit au quotidien. C’est précisément parce qu’ils se déterminent par leurs actes qu’ils se situent au plus près de la Tente d’assignation - lieu qui fait échapper à l’hostilité du monde parce qu’il associe Dieu à notre existence. Parce que le commandement divin nous ordonne de nous protéger du désert. De ce point de vue, en accomplissant le commandement divin, on se ménage un abri au cœur du monde.
Jonathan Aleksandrowicz
*Rav 'Ovadiah Sforno, Italie 1480-1550
Texte original : Cf. notes.
[1] Le calendrier part également de la création du monde, acte divin. Encore une fois, Dieu est la condition du temps.
[2] D’un point de vue positif, le rapport au désert peut aussi être cet état ressenti lors de la découverte d’un texte radicalement nouveau. Nous ne traiterons pas ce sujet ici.
[3] Il faut entendre la référence au droit international.
[4] שאו את־ראש כל־עדת בני־ישראל למשפחתם לבית אבתם במספר שמות כל־זכר לגלגלתם
[5] לסדרם שיכנסו לארץ מיד איש על דגלו בלתי מלחמה שאו את ראש
[6] במספר שמות כי היה אז כל אחד מאותו הדור נחשב בשמו המורה על צורתו האשיית
[7] Chapitre 1, verset 44 : אלה הפקדים אשר פקד משה ואהרן ונשיאי ישראל שנים עשר איש איש־אחד לבית־אבתיו היו
[8] אלה הפקודים כל אחד מאלו נמנה על ידי משה ואהרן וכו׳
[9] ואתה הפקד שנית. יהיו נבדלים משאר העם בענין הפקידות כי להם בלבד תהיה פקודת הקודש
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