Gourou ou Rav ?
- Par yona-ghertman
- Le 24/11/2018
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GOUROU ou RAV ?
Les maîtres du Talmud avaient l’habitude d’insérer un court texte personnel lorsqu’ils terminaient leur prière. Rabbi El’azar s’exprimait notamment ainsi : « Que ce soit Ta volonté Hachem, notre D.ieu, que Tu fasses résider dans notre lot l’amour, la fraternité, la paix et l’amitié, et que Tu élargisses nos frontières avec des disciples … » (Berakhote 16b).
Dans son commentaire du Talmud ‘Ben Yehoyada’, le Rav Yossef ‘Haïm de Bagdad (1803-1909) explique cette dernière demande : « Que mes propres élèves méritent à leur tour de transmettre aux autres ce qu’ils ont appris de moi ». Rabbi El’azar ne demande donc pas que le nombre de ses élèves augmente à l’infini, mais que ses élèves actuels puissent devenir des maîtres afin de prolonger son propre enseignement. C’est de cette manière que ses « frontières » peuvent être élargies.
L’idée est forte. Le message est éloquent : La volonté du Rav n’est pas de multiplier les élèves, mais d’avoir des élèves qui deviendront à leur tour des maîtres. Dans notre société fortement centrée sur la consommation et le culte médiatique de la personnalité, le concept est subversif. Un chanteur à succès désire-t-il que tous ses fans deviennent eux aussi des voix de renommée internationale ? Un ‘grand’ joueur de football rêve-t-il que tous ses supporters deviennent à l’avenir de célèbres footballeurs ? Un acteur d’Hollywood aspire-t-il à ce que ses spectateurs prennent des cours de comédie pour partager plus tard avec eux l’affiche de ses films ?
Certes non. La ‘valeur’ ou la ‘qualité’ de la célébrité est mesurée à la taille de son public. Peu importe qui le compose ou s’il existe un lien de transmission entre eux. On objectera que nous parlons d’un côté d’artistes ou de sportifs, qui évoluent dans un univers matériel ; alors que d’un autre côté, c’est bien de spirituel qu’il s’agit. Justement. Nous constatons précisément ici que la transmission de la Torah n’obéit pas aux règles commerciales ou artistiques. Dans l’esprit de la majorité des gens, il y a ‘le maître’ et ‘les élèves’. Dans la Torah, il y a ‘le maître’ et le ‘futur-maître’. L’enseignant transmet en ayant conscience que son disciple d’aujourd’hui est son confrère de demain. C’est du moins ce à quoi il aspire.
On peut ainsi observer une distinction franche entre ‘le gourou’ et ‘le Rav’. Le premier se considère comme un maître à penser diffusant le savoir à ses disciples. Le disciple est subordonné et le restera ad vitam aeternam. Le second se considère comme un ‘passeur de savoir’, un simple relais dans la chaîne de transmission remontant à Moïse. Il désire élever ses élèves si haut qu’ils puissent voler de leurs propres ailes.
On a souvent l’habitude de jauger la réussite d’un Rav en fonction des salles qu’il remplit lors de ses cours ou conférences. Or ce critère est erroné. La réussite spirituelle ne se mesure pas avec des critères commerciaux. L’enseignant charismatique se complaisant dans sa position peut attirer chaque soir des centaines de personnes buvant ses paroles. Mais si personne sur place n’aspire à devenir son égal, le message transmis s’évanouira purement et simplement avec sa disparition. Pendant ce temps, l’érudit plus modeste peut n’étudier chaque soir qu’avec quelques élèves, voire un seul… Cependant, si chacun des présents intègre profondément l’enseignement dispensé, puis le transmet à son tour à un nombre restreint d’élèves, les messages originels pourront traverser le temps et les époques. Ils se diffuseront sérieusement, lentement mais surement, à une échelle incommensurable.
Yona GHERTMAN
*Billet paru dans l'hebdomadaire "Actualité-juive", Novembre 2018
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