De l'obligation de payer ses prêts à intérêts... ou pas.
- Par yona-ghertman
- Le 24/08/2018
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Cycle : la Paracha selon le SFORNO
De l’obligation de payer ses prêts à intérêt…ou pas.
« A l'étranger tu peux prêter à intérêt (tachi’h), tu ne le dois pas à l'égard de ton frère, si tu veux que l'Éternel, ton Dieu, bénisse tes divers travaux dans le pays où tu vas entrer pour en prendre possession. »[i] (Dvarim 23.21).
Versets lourd de conséquences, notamment quant à ce qu’il semble exprimer sur les relations avec les nations. Verset qui n’a pas manqué d’attiser toutes sortes d’animosités. Sa traduction semble s’imposer avec une rigueur toute grammaticale[ii] appuyée par des siècles de haines intercommunautaires. On est à peine étonné de lire sous la plume de Maïmonide[iii] :
« Au non-juif, et à l’étranger résident il est [permis[iv]] de prêter et d’emprunter à intérêt, comme il est dit, ‘ne prête pas à intérêt à ton frère’, d’où il ressort qu’il est permis de prêter à intérêt à tout le monde à l’exception de ton coreligionnaire, et de part ailleurs il existe un devoir de prêter avec intérêt au non juif, comme il est dit ‘au non –juif tu prêteras avec intérêt’ ».
Comme d’habitude c’est lorsque l’affaire semble le plus entendu qu’elle ne l’est pas. De multiples questions se posent sur ce texte, l’une d’entre elle c’est que le Talmud ne fait jamais état d’une telle obligation. Nous y reviendrons.
Et il revient l’immense mérite au Sforno en quelques mots limpides de renverser toutes ces certitudes. Il écrit en effet :
« Donne lui l’intérêt de l’argent si tu en as convenu avec lui, ne le trahis pas ».
« Mais par contre à ton frère, ne lui donne pas d’intérêt sur un prêt, quand bien même en aurais-tu convenu avec lui, et que toi-même veux le lui rendre, il t’est interdit de lui payer de l’usure. »
« Afin que Dieu te bénisse : lorsque tu ne trahis pas le non-juif, et que tu n’esquintes pas le Nom de Dieu ».
Coup de tonnerre : il ne s’agit pas de prêter au non-juif avec intérêt, mais de lui emprunter. Plus exactement, le verset ne parle pas au prêteur, mais à l’emprunteur. Et si l’emprunt n’a été convenu qu’avec un taux d’usure, il faut payer cette usure, c’est un commandement positif de la Torah.
Avant de relire le commentaire de Maïmonide sur ce verset, il faut de la méthode : retourner au texte talmudique, pour voir si une telle conception tient la route.
On peut lire en Baba Métsia 70b, une fois que le Talmud a tiré d’un verset qu’il est peu recommandé de prêter de l’argent avec intérêt à un non juif[v], il enchaine :
Que signifie cette construction verbale (tachi’h) ? Ne signifie-t-elle pas qu’il est permis de prêter avec intérêt à un non juif ? Non, cela signifie qu’il faut payer l’usure qu’on a convenu avec un non juif[vi].
Le Talmud continue : ‘mais la Torah viendrait-elle nous enjoindre de donner de l’usure à un non juif ?’ (Le Talmud ne semble pas comprendre l’intérêt d’obliger un juif à payer une usure convenue avec lui lors d’un prêt). Et de répondre ‘En réalité, il ne s’agit pas tant de payer une usure à un non juif que de ne pas payer une usure convenue avec un juif’[vii].
On voit de ce passage que le Talmud avait déjà très bien précisé le sens de notre verset ‘il faut payer l’intérêt convenu lors d’un prêt’[viii] : la lecture du Sforno s’y trouvait déjà ! Seulement la complexité de la suite avait assombri le propos. De plus, comme le Talmud ne précise pas l’idée, qui est derrière cette injonction, on n’y prend pas garde. Il revient donc au Sforno de montrer l’amplitude de cette injonction : de ne pas payer un intérêt que l’on a convenu avec un non juif est une trahison (point de vue moral) et une dégradation du Nom de Dieu (argument religieux).
Ce que l’on gagne avec cette traduction c’est :
- La cohérence du verset : il parle à l’emprunteur du début à la fin.
- Il permet de comprendre qu’il s’agit d’une obligation et non d’une simple possibilité de prêter au non juif avec intérêt.
- Il permet de mettre en exergue un paradoxe : ce qui est une obligation vis-à-vis du non juif, devient un interdit vis-à-vis du juif. Nous allons y revenir.
La lecture de Sforno permet ainsi une compréhension limpide du texte de Maïmonide : il ne s’agit pas d’une soi-disant obligation légale de prêter au non juif avec usure[ix], mais d’une obligation de lui payer son intérêt. Qu’on relise le texte de Maïmonide :
« Au non-juif, et à l’étranger résident il est [permis] de prêter et d’emprunter à intérêt, comme il est dit, ‘n’emprunte pas à intérêt à ton frère’, d’où il ressort qu’il est permis de prêter à intérêt à tout le monde à l’exception de ton coreligionnaire, et de part ailleurs il existe un devoir de payer un intérêt au non juif, comme il est dit ‘au non –juif tu paiera avec intérêt ».
On comprend que Maïmonide ne s’y est pas laissé prendre : pour lui la détérioration du Nom divin auprès des nations est fondamentale[x].
Comment comprendre que ce qui est une trahison auprès de nation est une nécessité auprès de son coreligionnaire ? Comment comprendre que ce n’est pas trahir son prêteur juif que de ne pas lui payer une usure qu’on lui aurait promise ?
Il faut envisager plusieurs situations selon que le prêteur/l’emprunteur ne connaissait pas l’interdit du prêt à usure au moment où la dette a été contractée. Prenons la situation la plus extrême : l’emprunteur sait qu’il n’a pas le droit de payer une usure alors que le prêteur ne le sait pas ; l’emprunteur a donc profité de l’ignorance de son prêteur : n’est-ce pas une trahison ? Voire une extorsion ? Sans doute le prêteur n’aurait pas donné cet argent s’il savait qu’il n’en pourrait rien en gagner…Il me semble que le verset fait fond sur cette certitude : il vient fixer en l’esprit de chaque juif, que le prêt n’est pas accordé au vu du gain qu’on peut en obtenir.
Sans doute cette image a de quoi faire sourire, dans une époque où la finance détruit des vies avec un cynisme empreint de ‘réalisme’, mais c’est à cette hauteur que la Torah envisage les relations de fraternité.
Franck Benhamou
[i] J’ai pu compulser une dizaine de traductions, elles vont toutes dans le même sens.
[ii] Si l’on prétend que la Bible possède une grammaire, ce qui est une autre affaire.
[iii] Hil’hote Malvé Vélové 5.1.
[iv] Ce mot n’apparait pas dans le texte, mais il semble nécessaire de l’ajouter pour lui donner un semblant de cohérence.
[v] Contrairement à ce que l’on pense, le Talmud précise que quiconque prête de l’argent avec intérêt à un non juif, ne verra nulle bénédiction de cet argent. (A noter encore que même emprunter de l’argent avec intérêt n’est permis qu’en cas d’extrême nécessité).
[vi] Rachi explique bien sur place : donne lui son usure.
[vii] J’ai essayé d’être bref pour rendre compte d’un passage assez difficile.
[viii] Je ne suis pas grammairien, mais sans doute le Talmud devait s’y connaitre. Quoi qu’il en soit certains autres verbes offrent une ambiguïté similaire ; on n’a qu’à penser au verbe ‘louer’ en français.
[ix] Dont on sait qu’elle est mal vue par le Talmud.
[x] Pour ceux qui sont capables de se plonger dans la multitude des commentaires sur Maïmonide, on ne pourra que conseiller d’aller voir le Rééved, qui faute de ne pas avoir compris cela prête un faux commentaire à Maïmonide. De même pour Na’hamanide qui reprend le Rééved. On comprend aussi que Maïmonide est capable de brandir ce verset contre l’avis talmudique qui proposerait de ne pas rembourser ses dettes (הפקעת הלוואתו מותרת, la position de Rava semble cohérente avec celle exprimée en Baba Kama 113 : puisqu’il existe une obligation de payer l’usure qui est de l’argent que l’on n’a pas reçu, à plus forte raison devra-t-on payer le capital.)
ספורנו דברים פרק כג
(כא) לנכרי תשיך. תתן לו הרבית אם התנית עמו ולא תבגוד:
ולאחיך לא תשיך. אף על פי שהתנית עמו ושאתה מתרצה לפורעו אסור לך לתת לו רבית:
למען יברכך. כשלא תבגוד בנכרי ולא תחלל את השם:
רמב"ם הלכות מלוה ולוה פרק ה הלכה א
העכו"ם א וגר תושב לוין מהן ומלוין אותן ברבית שנאמר לא תשיך לאחיך לאחיך אסור ולשאר העולם מותר, ומצות עשה ב להשיך לעכו"ם שנאמר לנכרי תשיך מפי השמועה למדו שזו מצות עשה וזהו דין תורה. +/השגת הראב"ד/ ומצות עשה להשיך וכו' עד וזהו דין תורה. א"א אני לא מצאתי שמועה זו ואולי טעה במה שמצא בספרי (פרשת כי תצא) שנאמר שם לנכרי תשיך זו מצות עשה ופירושו משום דהוה ליה לאו הבא מכלל עשה שלא ישיך לישראל עכ"ל.+
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